L’Ancien des Nuits (EnlumériA)
La scène était récurrente. L’homme se tenait toujours assis, les jambes légèrement écartées, les pieds bien à plat sur le sol. Ses mains aussi étaient posées sur ses cuisses. Des mains de cogneur, épaisses et courtes. C’était un homme corpulent, brun légèrement dégarni. Une grosse moustache couvrait presque sa bouche inexpressive. Son visage bouffi affichait l’impassibilité de celui qui attend avec patience, de celui qui sait que, de toute façon, son attente prendra fin ; d’une manière ou d’une autre. Son regard ne regardait plus rien ou alors quelque chose de si lointain, de si inconcevable, que c’eût été stupide de s’y intéresser.
Il attendait là, hiératique, le plus souvent vêtu seulement d’un pyjama. À vrai dire, il ne semblait même pas s’intéresser à moi. Comme si ma présence n’avait aucune importance.
Il n’en était pas de même pour moi. Une sourde inquiétude m’habitait. Je sentais un lointain souvenir s’éveiller lentement, encore engourdi par une éternité d’oubli.
Et puis, je réalisais qui était cet homme. Je me rappelais soudain les années de souffrances, de violence et d’humiliation. Revenaient brutalement l’ivrognerie et la haine de celui dont j’avais souhaité la mort un millier de fois. Celui que j’avais imaginé tuer à coups de marteau dans l’obscurité de la cave à l’âge de quatorze ans. Cette brute qui attendait je ne sais quoi.
J’ai fait ce rêve pendant quelques années. Peu à peu, ma rage s’est changée en colère puis en rancune. Jusqu’au jour, où je me suis rendu compte que je ne ressentais plus qu’un grand calme. Et le rêve a cessé. Ce type était mort depuis des années, à quoi bon alimenter la rancœur. Certains appellent ça la résilience.
À la fin, j’ai compris. Ce type n’apparaissait plus dans mes rêves depuis que je l’avais pardonné et probablement libéré de son enfer personnel.
Cet homme assis, qui attendait mon pardon avec une infinie patience, c’était mon père.