Raymond (EnlumériA)
Raymond représentait la quintessence du loser, inconscient et fier comme une teigne, bête à manger du fifre par paquet de douze. Pour commencer, laissez-moi vous décrire le spécimen. Imaginez une sorte de Jiminy Cricket d’un mètre quatre-vingt et des poussières, dégingandé comme une poupée de fil de fer, jambes arquées et bedaine raisonnablement proéminente – Abus de bière à bon marché et pizzas kebab au Nutella. En fait, le lascar ressemblait à un polichinelle famélique la scoliose en moins. Ah oui ! J’avais omis de vous décrire son nez grognon et son menton en ganache toujours rasé à la va-comme-je-te-pousse. À contrejour, le profil du bonhomme évoquait le cul d’un poisson-lune.
Avec ça, une dégaine, visez-moi l’artiste ! Ses collègues disaient de lui qu’il se fringuait au surplus kosovar ; dans ses meilleurs jours. Pour Raymond, un relooking aurait été le défi du siècle. Burn-out assuré pour Cristina Cordula.*
Raymond travaillait comme archiviste dans une boîte obsolète proche de la faillite dont le patron, un vieux birbe paternaliste, n’avait rien compris à la révolution numérique. L’entreprise stockait tout ce qui était stockable dans de vastes cartons entassés au petit bonheur la chance sur d’interminables rayonnages et selon une méthode alphanumérique datant de 1912. Pour certains produits, le système fonctionnait encore. De l’archivage, le vieux était passé progressivement à ce qui s’apparentait le plus au métier de garde-meuble. Allez donc numériser des ustensiles de cuisine, des décors de théâtre, des spicilèges de taxidermiste ou une collection complète de charrettes à bras.
Un matin grisâtre, aux alentours de pastis moins le quart, Raymond réceptionna cinq cartons grossièrement scotchés. Sur chacun d’eux, on avait collé une étiquette sur laquelle étaient indiquées de laconiques informations. Au moment où Raymond hissait le dernier carton sur l’étagère n°12 de la cellule B de l’allée ZG du niveau 4, quelque chose attira son attention.
« 007-J.B. Access. Text. 1998 »
Raymond redéposa le carton sur le sol et observa l’étrange étiquette d’un œil décontenancé pendant 37 secondes précisément. Il renifla, remit en place une mèche de cheveux gras et soudain n’eut d’autre recours que d’enfoncer ses poings dans les poches de sa blouse bleue. Ce geste le rassurait.
Une épiphanie sommaire raviva le surmulot paresseux qui vivait dans sa tête et qui depuis un certain temps déjà lui servait de conscience. Ce n’était pas le modèle le plus performant mais Raymond s’en contentait.
Ces trois chiffres et les initiales J.B., ça lui dessinait comme un chatouillement à la troisième circonvolution à droite juste au-dessus du corps calleux. Bon sang ! Mais c’est… Yeah ! Le surmulot jubilait sous la calotte crânienne de Raymond. James Bond ! Le héros de son enfance auquel il s’identifiait lorsqu’il allait voir ses aventures au Lutétia avec sa mère. À l’époque, le petit garçon délaissé était loin d’imaginer les émois humides de maman, l’œil rivé sur la pilosité pectorale de Sean Connery et la cuisse frémissante.
Raymond jeta rapidement un coup d’œil alentour. Personne. Le doigt gourd et la lippe tombante, il déchiqueta l’étiquette et éventra le carton. Aucune vergogne dans cet acte contraire à la déontologie. C’était plus fort que lui et même le surmulot fit semblant de ne rien voir en enfouissant son museau entre la troisième et la quatrième circonvolution.
Lorsqu’il entrevit le contenu du carton, Raymond décrypta le reste de la référence – Un peu par inadvertance, il fallait bien le reconnaître. « Access. Text. » Accessoires textiles. À l’instar d’un obstétricien dément, Raymond délivra le carton démoli de son rejeton. Un superbe smoking. Suivait une paire de lunettes noires qu’il négligea pour s’intéresser au nœud papillon et à la paire de souliers vernis.
Comment vous dire ? Le surmulot, ayant perdu toute pudeur, exécutait une polka de tous les diables au risque de dévaster la cervelle de Raymond comme un couple amoureux la couche nuptiale.
Ni une ni deux. Raymond rejeta sa vieille blouse pour endosser le costume de l’espion que sa mère aimait. Les chaussures annonçaient une pointure en dessous et le smoking renâclait aux entournures. Quelle importance ? Raymond n’était plus lui-même. Il était l’Autre. Celui que maman regardait. Celui auquel elle repensait dans la solitude de son lit, certains soirs troublants. Et là, le surmulot rougit violemment.
Lorsqu’il entra dans le bureau des secrétaires, une série de gloussements stupéfaits l’accueillit. Dans la réserve, ses collègues l’observaient avec cette lueur de stupeur ironique que l’on lit parfois dans l’œil du badaud blasé. Gros Louis, le plus ancien des archivistes, l’interpela en s’étranglant de rire. Et Raymond, perdu dans sa rêverie incestueuse ne répondait rien. Le sous-chef intervint et tenta de le raisonner. Mais non. Le surmulot avait pris son congé. À la place de Raymond, il n’y avait plus qu’une carcasse balbutiante au regard perdu qui, mimant un pistolet, pointait sa main droite vers le plafond.
Lorsque deux messieurs très gentils en blouse blanche vinrent le chercher, l’archiviste les toisa avec mépris et dit : « Appelez-moi Mond. Ray Mond. »
* Présentatrice de l’émission Nouveau Look pour une Nouvelle Vie sur M6.