Barbe et pinceau (EnlumériA)
Psychiquement parlant, Jules Baudouin ne s’en était pas trop mal sorti, de la Grande Guerre. Mais physiquement, c’était une autre paire de manches. En fait, comme il aimait à le répéter, il était « revenu de la guerre avec une jambe qu’il avait perdue. »
Jules usait de l’autodérision avec bonheur et se montrait friand de ces absurdités stylistiques qui font le charme de notre belle langue. Grâce à son humour un peu décalé et sa finesse d’esprit, Jules avait su se préserver d’affres belliqueuses propres à déchirer l’âme des plus coriaces.
C’est à l’hôpital de campagne qu’il avait commencé à dessiner quelques croquis par-ci, par-là ; pour s’occuper l’esprit et tenter d’oublier la douleur lancinante qui le harcelait nuit et jour. Petit à petit, son crayon timide s’était enhardi. De retour dans ses foyers, il décida de tâter de la couleur. Cédant à son caprice malgré la précarité de ses finances, et au grand dam de son entourage, il utilisa les quatre sous qui lui restaient pour s’équiper de l’attirail complet du peintre du dimanche. Puis, trouvant l’atmosphère de Rouen étouffante, il exila son désœuvrement et sa jambe de bois aux portes du Vexin, chez l’oncle Eugène ; un veuf néophyte et sexagénaire, qu’un peu de réconfort sauverait momentanément d’une soudaine appétence pour le calva local.
Cet après-midi-là, Jules avait installé son chevalet sur la berge de l’Epte, tout près du petit pont de bois. Il n’y avait pas un bruit. Juste le chant des insectes dans les hautes herbes et le frisson de l’eau rafraîchissant la bouteille de blanc qu’il avait mise au frais dans un trou d’écrevisses.
Son tableau et la journée s’avançaient de conserve vers leur conclusion rougeoyante lorsque Jules vit arriver un étrange bonhomme à la démarche sénatoriale. Avec sa longue barbe de patriarche biblique, sa veste de drap sombre et son drôle de petit chapeau blanc, le promeneur semblait tout droit sorti d’un conte de Maupassant.
Lorsqu’il fut à quelques pas, l’inconnu s’arrêta pour bourrer une longue pipe de bruyère avec minutie. Lorsqu’il en eut tiré quelques bouffées, il se décida enfin à saluer Jules avec un je-ne-sais-quoi de malice sous le chapeau. Jules lui rendit son salut d’un bref signe de tête et se remit à l’ouvrage. La lumière changeait vite à cette heure et il ne laisserait pas cet importun lui gâcher son paysage.
— Vous vous débrouillez pas mal, l’ami.
— Je me débrouille, répondit Jules en songeant que le fâcheux était… « bien parti pour rester ». Assez satisfait de cette amusante répartie mentale, il décida qu’après tout, un peu d’amabilité ne lui coûterait pas plus cher qu’un coup de Muscadet.
— Un petit verre de vin blanc, l’ami, fit-il en attrapant la bouteille avec une aisance assez surprenante pour un unijambiste.
L’autre accepta l’invitation avec un hochement de tête entendu. Il but son verre cul-sec en ponctuant la dernière gorgée par un petit claquement de langue agaçant. Puis, pris d’une soudaine inspiration, il leva l’index à la manière de celui qui va dévoiler un secret sans précédent et dit :
— Regardez, là – Du bout de sa canne, il pointa la toile – Ici ! Je serais vous, j’y ajouterais une ou deux touches de jaune de cadmium et là… voyez, juste sous de cette branche, un léger glacis de vermillon. Pour le contraste. Le contraste, c’est le rythme d’un tableau. Et surtout, n’oubliez jamais que la peinture est un langage à lire avec le cœur, l’ami. Pas seulement avec les yeux.
Jules s’efforça de ne pas montrer l’agacement qui le gagnait. De quoi se mêlait-il, ce vieux fou ?
— Vous croyez ? répondit-il assez fraîchement.
— Oui, l’ami, j’en suis même certain. Attendez ! Vous permettez ?
Et sans attendre une quelconque permission, le bonhomme s’empara d’une brosse et asséna quelques touches nerveuses sur la toile de Jules.
— Vous voyez ? Regardez l’espace qui apparait maintenant, comme par magie.
De mauvaise grâce, Jules dut bien reconnaître que les conseils du bonhomme s’avéraient judicieux.
Il allait dire quelque chose, lorsque la voix de rogomme de l’oncle Eugène se fit entendre.
— Heu là ! M’sieur Claude. Vous voilà comme qui dirait à donner des leçons au n’veu.
Monsieur Claude s’esclaffa du rire jovial de celui que le doute n’habite pas.
— Ce n’est rien, l’Eugène. Juste un petit coup de main en passant. Il se débrouille très bien votre neveu. Bon, allez. Ce n’est pas que je m’ennuie, mais on m’attend. Bien le bonsoir. Et merci encore pour le verre.
Sur ce, le vénérable barbu reprit son chemin en sifflotant une rengaine de monsieur Chevalier.
Jules haussa les épaules.
— Non mais, tu l’as vu celui-là ? Comme si j’avais besoin de ses conseils. Franchement ! Pour qui il se prend, ton monsieur Claude ? Il ferait mieux d’en faire des pinceaux, de sa barbe !
L’oncle Eugène but une rasade de Muscadet à même le goulot, se torcha les lèvres d’un revers de manche et dit :
— Ben ! Y s’prend pour ce qu’il est et y pourrait t’en remontrer bien davantage, m’sieur Claude. Il habite de l’autre côté de l’eau, la grande maison, un peu plus haut. – L’oncle Eugène dévisagea un instant son neveu d’un air matois – Nom ded’zo ! Tu l’as pas reconnu ?
— Non. J’aurais dû ?
L’oncle Eugène se fendit d’un sourire large comme un cul d’âne.
— Bah dis ! T’es rien nigaud, toi. C’est Claude Monet !
Évreux, 28 janvier 2015