Les beaux dégâts (Pascal)
Moi, je connais une sirène, une belle-de-jour, qui n’a jamais écouté une seule de mes chansons de troubadour !... Pourtant, je me suis appliqué ! Je lui ai lancé mes meilleures trames énamourées, en bouquets de fleurs, en symphonies forcément inachevées, en mille tableaux bariolés et insensés !... J’avais, préparés dans ma manche, des cargaisons de compliments, des enfilades de galanteries, des trains d’enguirlandements pour le seul maquillage de son ego.
Jamais elle n’a voulu s’échouer un moment sur mon avenant rocher, cette insaisissable sirène !... Pourtant, j’avais commandé au soleilses meilleurs rayons réchauffants, ses guirlandes de miroitements, ses myriades de scintillements, là, tout autour sur la mer de mes embrasements !... Dans son espace, tout était en place !... Jamais la magie de l’Amour n’a opéré, jamais elle n’a succombé à mes pièges, à mes arpèges, à mon siège. Je me suis ajusté à son diapason !... J’ai renié mes amis, mes enfants, ma santé, mes parents, mes vérités, mes fondements !... J’étais hypocrite, menteur, fabulateur !... J’étais un zombi au service de ses maigres sourires moqueurs !...
Pour mes desseins d’écolier amoureux, je voulais être un arlequin, une marionnette en couleur, un pantin ; je voulais satisfaire le moindre de ses besoins !... Je pouvais lui décrocher toutes les lunes passantes, j’aurais semé des étoiles nouvelles pour égayer ses nuits de dentelle, j’aurais créé d’autres figures astrales, beaucoup plus partiales, pour aiguiser nos ailes !...
Jamais elle ne m’a regardé, cette sorcière. Pourtant, sans être beau, je nesuispas laid. Tel un Don Quichotte, je pouvaistout aussi bien être le fou de cette reine, son poétereau attitré, le chevalier de ses joutes, le gardien de son mouchoir, le déboucheur de ses chiottes !... Je voulais être le blé de sa prairie, le vent de son moulin, la farine de son futur, le pain de sa faim !... Jamais elle ne m’a écouté. J’ai cru qu’elle était sourde !... Jamais elle ne m’a parlé ; elle a perdu sa langue… Jamais elle ne m’a lu, elle ne sait pas lire. Sans doute, je ne voulais pas l’ouïr… J’ai présumé qu’elle était définitivement sourde, muette, aveugle !... J’avais de la peine de la savoir si handicapée...
Quand je crois l’avoir oubliée, quand elle s’est diluée dans le Temps guérisseur, elle me saute à la figure avec des souvenirs extraordinaires qui n’ont jamais eu lieu !... Cette réalité chimérique m’occupe plus que de raison. C’est inéluctable : je deviens fou. Je sais tout d’elle, même le pire, et cela m’est égal !... Je la prends comme elle est !... J’apprendrai son langage, j’embellirai ses qualités, ses défauts seront mes flambeaux, je ne cueillerai que ses meilleurs fruits, j’avalerais ses noyaux !...
Le matin, c’était la bête accolade, ces bises de mascarade pour des retrouvailles de camarades !... Jamais je n’ai pu la charmer. Elle est hermétique aux sensations. C’est une pierre sans ricochet dans la rivière de sa vie. Son électro-cardiogramme est affreusement plat !... D’elle, je ne subodore pas la plus petite réactionau moindre coucher de soleil, à l’arc-en-ciel, à la perle de rosée, à la chrysalide des bourgeons printaniers !... Quand elle a des frissons : c’est qu’elle a froid !... Quand elle pleure : c’est qu’elle est contrariée d’un caprice !... Quand elle rit : c’est qu’elle se moque !... Quand la mer se déchire, elle n’entend que le bruit. Cette sirène amorphe ignore tout du rythme effréné des plaintes de mes vagues à l’âme !... Du soleil, elle n’espère que le bronzage ; de l’encre, elle ne voit que des tatouages ; de l’argent, elle ne voit que les avantages !...
Tout mon or ne pourrait la combler. Si elle aimel’apparat, les fastes, les habits de luxe, les parfums onéreux, elle ne sait rien de la vraie Lumière. Elle est vraiment aveugle. Elle est insensible ! Pire : je ne lui plais pas !... Je n’ai pas la clé de son cœur et cela me désole d’une grandeur de camisole. Pendant des siècles, je pourrai me taper la tête contre ses barricades : jamais elle n’entrouvrira une fenêtre de sa palissade.
Un jour, je voudrais être un serrurier pour forcer son cadenas ; un autre, je voudrais être le dompteur des planètes pour subjuguer son signe du zodiaque ; le suivant, un preux chevalier montant à son créneau et le suivant : le patineur forcené de ses bottines dorées !... Je voudrais trouver le magasin de poudre aux yeux !... Je lui en jetterais plein la figure !... Je voudrais être un soleil pour l’éblouir, une pluie pour la faire grandir, un champ de fleurs pour l’enivrer, une musique pour la bercer, une caresse pour la faire vibrer !... Je voudrais être un grand sommelier pour faire pétiller la Lumière dans ses regards ! Je crierais : champagne ! à chaque repas en sa compagnie !... J’aurais des audaces de courtisan et des prières de manant ; j’aurais des prévenances d’amant et des requêtes d’assiégeant !...
Mais imprenable, elle est invertébrée !... C’est un serpent qui siffle ses silences sur un pommier sans pommes !... J’ai faim d’elle !... Je veux ses pépins, ceux semés en force dans mes pensées insatiables, je veux son goût pour seule source véritable, sa chair comme seule nourriture désirable, ses bras emprisonnants comme des branches toujours en fleurs impérissables !... Cette diablesse, elle est l’oiseau rare, l’immaculée conception de mes hardiesses…
J’ai usé toutes mes forces, je suis fané. Aujourd’hui, je suis exsangue, je suis déjà mort ; je suis comme une statue de square qui ne voit jamais le soleil et mon ombre s’ennuie dans cet immobilisme de carte vermeil. Les bras ballants, l’âme en perdition, l’avenir en désespoir, j’erre dans cette vie morose. Au fond de mon cachot, je cris encore que je l’aime. Aujourd’hui, à l’exécution capitale, je dis feu ; à sa féroce foudre, je dis : tout m’est égal. A la guillotine, j’aiguise la lame ; à la branche du seringat, j’espère le bon nœud. Du pont des Désespérés, je languis la noyade ; de la balle, j’estime… les beaux dégâts…
Moi, je connais une belle sirène…