Un civet inattendu (EnlumériA)
Une lumière livide venait du dehors. Un ciel bas, couleur d’étain sale, s’appesantissait sur la vallée. Une grimace de dégoût accentua la lippe déjà écœurée par les longues années de galère de Max. Maxence pour l’état-civil. Un prénom bourgeois pour un gueux. Max referma la fenêtre sur l’humidité du dehors. Derrière lui, le poêle à bois sembla pousser un soupir de reconnaissance.
Max se laissa tomber sur son vieux fauteuil club récupéré sur un trottoir du centre ville. Un peu élimé par-ci par-là, mais plus confortable qu’on aurait cru. Il se roula une cigarette qu’il agrémenta de quelques graines d’herbe. Pour le parfum ; il y avait belle lurette que cette daube ne le défonçait plus. Il alluma son bédo avec le Zippo hérité de son frangin mort au Tchad dans une guerre insensée dont tout le monde se foutait. Il tira une longue bouffée, étendit ses jambes noueuses sous son vieux pantalon de velours et commença à réfléchir ; à haute voix. Des fois que ça fasse plaisir aux meubles.
« Résumons la situation. Demain c’est Noël donc par défaut ce soir c’est réveillon. » Satisfait de son syllogisme, il tira une autre taffe et reprit sa réflexion toute emprunte de philosophie de café du commerce. « Hier, t’as posé deux ou trois collets, histoire de concocter un bon civet pour ce soir et ce matin… Nada, macache, que dalle. Les lapins sont partis aux sports d’hiver. Donc ce soir, le programme, c’est solitude, comme d’hab, un coup de côte du Rhône et il doit bien rester un bout de saucisson et un pot de rillettes. Et une grosse flemme. Pas question de se coltiner la foule des blaireaux de Noël au centre commercial aujourd’hui. »
Max en était là de ses cogitations lorsqu’un grattement se fit entendre à la porte. Il haussa un sourcil circonflexe, détourna son regard délavé dans lequel vivait un profond scepticisme et fixa l’entrée en flairant l’air comme si celui-ci allait lui donner une information capitale. Un autre grattement. Un silence. Et puis une série de petits tapotements ressemblant à un numéro de claquettes en espadrilles.
« Ouais ? C’est quoi ? »
Pas de réponse claire. Une autre rafale de grattements. C’était tout.
Max se leva, son dos lui lança un avertissement lancinant repris en chœur par ses rotules. Il grommela quelque chose à propos d’une vieillesse en avance et s’avança vers la porte. Il posa sa main sur la poignée et attendit.
Rien. Il réitéra son ouais-c’est-quoi. Attendit encore sans problème. Après tout, ça faisait 15 ans, depuis que sa femme l’avait quitté pour un courtier en assurance, qu’il attendait un truc qui n’arriverait jamais. Il pouvait bien se payer le luxe de patienter encore quelques secondes.
Eh bien, non ! Il ne rêvait pas. Il y avait bien quelque chose qui grattait derrière la porte. Il ouvrit et ne vit rien que la rue, avec au bout un camion de déménagement cerné de gros bras. Sa pétasse de voisine partait vers d’autres horizons. Bon débarras !
Une petite voix flûtée lui fit baisser les yeux.
Un matou, mesdames et messieurs. Un chat tout bizarre, rouquin comme un feu de brousse avec des yeux immenses, verts. L’animal miaula encore, manifestant une certaine impatience mêlée d’inquiétude. Max grogna :
« Ben dis-donc toi. Tu manques pas de culot. Et pis d’abord, d’où c’est que tu sors ? Ah, tu veux rentrer. » Le chat entra. « C’est vraiment con, ce que je viens de dire », balbutia Maxence, (pour l’état-civil). Il referma la porte en haussant les épaules.
Le chat avançait avec précaution, humant l’air confiné du salon, posant chaque patte comme si le tapis était parsemé de punaises. Ses moustaches frémissaient. Il se retourna pour regarder Max avec des yeux suppliants et lança un feulement timide. Max se gratta la tempe d’un air pensif. Le chat sauta sur le fauteuil, tourna sur lui-même, puis s’installa tranquillement, un peu comme s’il était chez lui. Max approcha doucement.
L’animal n’avait pas bonne mine. Le poil était terne, une oreille était trouée et il y avait des taches grisâtres sur son dos. Max s’assit sur l’accoudoir, de plus en plus pensif. Il se dit comme ça que finalement, son réveillon ne serait pas si raté que ça, au bout du compte.
« Viens voir un peu là, toi. T’es pas bien gros. C’est quoi ces trous que t’as sur le poil ? » Le chat eut un mouvement de recul lorsque Max l’attrapa. Il tenta de se débattre un peu, puis se calma comme à contrecœur. Une résignation ineffable dans les yeux du chat provoqua chez Max un sentiment de malaise. Il écarta les poils à l’endroit marqué, un juron d’une grossièreté tangible fusa de ses lèvres puis il murmura. « Mais bordel, qui c’est qui t’a fait ça ? C’est des brûlures de clope ? »
Max reposa le chat sur le fauteuil et se mit à faire les cents pas dans la pièce. Il regardait le chat avec un intérêt certain. Une drôle de lueur gourmande brillait dans son œil. Il fit ouais ouais en souriant d’un air bizarre et sortit.
Il revint un quart d’heure plus tard. Le chat était toujours sur le fauteuil, attendant on ne sait quoi. « On dirait bien que ta vie de merde est terminée, minouche » fit Max. Il jeta un coup d’œil vers la vieille cocotte en fonte posée sur la table et attrapa le grand couteau qui traînait à côté. « Et moi, je vais me passer un drôle de chouette réveillon. »
La nuit était tombée depuis une bonne heure quand on frappa à la porte. Trois coups secs, bien nets et décidés. Max posa le verre de vin qu’il dégustait en écoutant un disque des Moody Blues. Sur le perron, une bonne femme maigre comme un clou et vêtue comme une courtisane de banlieue le défia d’un regard outrageusement chargé de khôl. Elle puait le tabac froid et le parfum bon marché.
« Excusez-moi de vous déranger un soir comme celui-là, monsieur Maxence. » Max vit qu’elle n’en pensait pas un mot. « Comme vous avez vu, je déménage.
— Ouais, j’ai vu.
— Je pars ce soir.
— Alors bon vent.
Il fit mine de refermer la porte.
— Attendez, s’il vous plait. Vous n’auriez pas vu mon chat ? Un chat rouge.
Max eut un geste d’agacement.
— Un chat rouge, hein. — Il se gratta la tempe, un peu comme pour marquer son embarras. — Non, j’ai rien vu.
La femme jeta un coup d’œil dans la pièce par-dessus son épaule.
— Ça sent bon chez vous, vous préparez quoi ?
— Un civet.
— Ah… Alors pour mon chat, heu… non ?
— Non désolé. Bon, écoutez, je suis occupé là. Bon déménagement et… oui, un conseil. Arrêtez de fumer. Ça sera mieux pour tout le monde.
Et il referma la porte sans autre forme de procès. Dehors, les pas s’éloignèrent. Max se frotta les mains. Les Moody Blues chantaient Nights in White Satin et sur le poêle à bois, un délicieux civet mijotait doucement dans la vieille cocotte en fonte. Il se resservit un verre de vin, un sourire satisfait sur les lèvres. Finalement, ç’avait été une bonne journée. Un lapin avait fini par se laisser prendre au collet, sa pétasse de voisine s’en allait et il venait de se faire un nouveau pote.
« Joyeux Noël, Greffier ! » lança-t-il en levant son verre au chat qui l’observait avec des yeux ronds. « Ben quoi ? Greffier, c’est pas plus con que Maxence comme nom, non ? Allez ! Mange tes rillettes ».
En guise de réponse, le chat s’étira.
Évreux, le 24 décembre 2014.