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Le défi du samedi
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11 octobre 2014

Mon Amour (Pascal)

 

Ma Femme, mon Amour, je ne peux même plus te décrire le ciel. Il fait noir sans faire la nuit et l’horizon flamboyant s’est embrasé du tonnerre des canons qui s’approchent. Je vois leurs gueules immondes qui crachent le feu maintenant mais je n’entends plus rien.
J’ai tellement serré ton petit médaillon dans le creux de la main que la sueur a terni la photo sépia. Mais c’est ton souvenir qui me regarde chaque seconde dans cet enfer.

Tu me manques mon Amour.

J’ai l’impression de sentir tes cheveux d’or quand je ferme les yeux ; je sais bien depuis tous les morts qui traînent ici et là que mon cimetière sera cette boue rougissante.

 Tu me manques mon Amour.

J’aime tant caresser ton visage si attendrissant et redessiner tes sourires du bout des doigts comme pour m’imprégner de ton image sublime. J’aime la blancheur de ta peau laiteuse quand mes mains explorent tes jupons et quand mes caresses se perdent dans tes rires pour m’enhardir vers tes frontières cachées.

Tu me manques mon Amour.

Il pleut des bombes rugissantes et les gaz suffocants nous font tomber plus facilement encore que des pantins de foire assommés par des boules en tissus. J’ai égaré mon masque et les vitres étaient cassées. Je tousse bien un peu depuis, mais je suis robuste.

Ici, tout est fait pour mourir. Je n’ose pas parler à mon voisin dans la tranchée, ni même savoir son nom ou sa région, car il peut partir à chaque seconde. Nos uniformes sont tellement boueux que s’il était un ennemi, je ne m’en rendrais même pas compte. On ne voit aussi même plus les quelques galons jaunissants des officiers pour savoir qui nous commande. Les tireurs d’élite, d’en face, les choisissent en premier et s’en font des cibles honorables à raconter à leurs collègues et à graver sur leur crosse.

Tu me manques mon Amour.

Je ne sais pas quoi manger, on n’a plus de ration et la cantine a explosé dans un déluge de mitrailles tout à l’heure. J’ai l’estomac tellement noué que plus rien ne passe. Il coule des bouts de corps, des boyaux et des cervelles un peu partout. Alors mon Amour, je pense au tien, quand tu t’allonges si près de moi, en fermant les yeux, dans notre grand lit blanc. Tu vois, j’ai les yeux qui brillent quand je pense à nous, dans nos moments intimes.

Tout à l’heure, il faudra monter à l’assaut de tout ce qui est devant nous. Ils nous attendent aussi et il me faudra de la chance, pour rester debout. Je n’arrive même pas à fermer les yeux de celui qui gît à mes pieds. Une balle a traversé son casque et sa tête, en même temps. Il me regarde fixement, avec incompréhension. Il n’avait plus de fusil pour être utile. Il était présent et attendait son jugement dernier. Il s’enfonce doucement dans ce cimetière, les bras en croix, pour seule et dernière prière. Je n’ose pas le toucher, il pourrait être contagieux de cette maladie fulgurante qui court ici. Pourtant, il a l’air de se reposer maintenant.

J’ai pris son casque pour t’écrire cette lettre du bout de mon crayon qui pleure sa mine. Alors les taches sur ce papier, c’est la pluie, le sang et les larmes qui accompagnent ces quelques mots.

Mon Amour, je t’aime.

J’aurais dû te le dire plus souvent, quand tu fleurissais tes cheveux au printemps, quand tu accrochais les cerises à tes oreilles dans l’été pour que je les croque avec ton cou frémissant, quand, dans l’automne, on mordait dans la même grappe de raisin dans une rangée coquine à l’abri des regards indiscrets et quand, au grand hiver, nous partagions le même fauteuil, si près du bon feu crépitant de notre cheminée.

Une patrouille vient de passer dans ma tranchée en écrasant le pauvre gars qui sombre dans la boue. Ils ne l’ont même pas vu. Tout se confond ici. Il est mort et pourtant je le trouve vivant, plus que nous. Il n’a plus peur lui, il n’est plus aux aguets, il n’est plus malade des heures qu’il lui restait à vivre.

Mon Amour, j’ai peur.

Je crains devoir te laisser vivre sans moi. Je ne pourrai plus te chérir et te protéger, je ne pourrai plus t’enlacer et te raconter mes baisers aux envies de nos caresses enfiévrées, je ne pourrai plus apporter le bon pain sur notre table avec ma sueur, comme seul salaire honorable. Je crains devoir te quitter à présent. Je ressemble déjà à celui qui se baigne dans la boue devant mes guêtres.

Mon Amour, tu vas me manquer.

Ta petite médaille me découpe la main et je saigne ton absence. On vient de passer le mot qu’on pouvait griller une petite cigarette. La dernière. Dans cette mauvaise blague, je tire un reste de tabac et je tremble du bout des doigts pour enrouler le papier mouillé.

Tu te souviens quand, après une nuit tumultueuse, tu aimais tant me préparer ma cigarette ? J’aimais bien ton bout de langue amusée qui courait avec précaution sur cette préparation de femme, en fumée future. Et puis, tu ramassais tes effets froissés et tu partais en courant à la cuisine, pour me faire un grand café. Quand j’y pense fort, j’ai le goût chaud de ce doux breuvage et ton sourire en échange pour tous ces plaisirs tellement simples.

La gueule balafrée du sergent de service encore vivant me tend un godet de ratafia infect sans me regarder, comme un dernier verre. Dans un peu, cet ignoble va me demander ses dernières volontés : Celles de me faire décoller de la boue pour aller m’empaler contre quelque baïonnette hostile, une balle de passage, une grenade trop mûre ou une mine perverse. Je vais tenter de te rester vivant jusqu’à ma prochaine lettre pour te dire, encore et encore, combien je t’aime.

Adieu mon Amour. Adieu. Tu vas me manquer.

 

Emile.

 

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Commentaires
B
Très émouvant Pascal.
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M
Poignant !!!!!!!!! J'en suis émue aux larmes !!!
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P
Merci pour vos commentaires.
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P
Beau témoignage d'amour que celui de ce soldat qui meurt sans raison, alors que tant de raisons le poussaient à vivre... émouvant, bravo Pascal
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K
tu as choisi le mm thème que moi en lettre d'amour d'un poilu<br /> <br /> très beau pathétique !! les horreurs des guerres quelles soient maudites et ceux qui les provoquent ! tant d'amour séparés <br /> <br /> bravo
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V
il y a des lettres qu'on ne voudrait jamais voir arriver. celle ci est bouleversante
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B
superbe lettre d'amour ; très émouvante ; bravo Pascal
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E
C'est magnifiquement rendu. J'ai eu le privilège de lire la dernière lettre que mon grand-père a écrite à ma grand-mère deux jours avant de se faire couper en deux par une mitrailleuse allemande à Monte Cassino. C'est pour ça que je peux t'affirmer que ta lettre " sonne " authentique. Bravo.
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W
Bien dans la ligne du centenaire !
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F
Bon, je me transformée en fontaine avant la fin, mais c'est juste sublime.
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C
Une belle lettre de poilu, déchirante comme ces millions d'autres qui ont émaillé l'histoire...
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J
Je trouve fins et subtils tes refrains tels qu'on entend lors d'une prière. Cela souligne l'idée de cet amour sacré. Bravo.
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