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Le défi du samedi
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27 septembre 2014

D’une fontaine (EnlumériA)

« An de grâce 1558. Quelque part en Nouvelle Espagne. Je m’appelle Miguel Aixeres Calderon. J’écris ces lignes sur ce cahier de voyage sans avoir la certitude que quelqu’un les lise un jour. Je ne sais même pas si ce flacon descendra le fleuve jusqu’à l’océan. Il y a de cela bien des années, j’ai traversé le grand océan par delà lequel règne les grands monstres du bord du monde. J’ai suivi Diego de Alvaro dans ses folles expéditions, puis las d’obéir aux ordres déments d’un fou détourné de Dieu, nous nous sommes mutinés, mes compagnons et moi. Accompagné d’Alejandro de Valladolid, mon presque frère et de Jacek, un salopard de mercenaire polonais, j’ai fuit vers les grandes forêts de l’Ouest à la recherche des grandes cités d’or. Notre guide, dans un baragouin mêlant l’espagnol, l’allemand et sa langue de sauvage, nous expliqua que l’or n’était rien. Qu’il existait une plus grande richesse encore. Une fontaine de vie, là-bas, au cœur de l’océan vert peuplé de bêtes immondes et féroces où même les païens les plus bornés n’osaient s’aventurer.

Sur notre route, nous avons rencontré un ermite, un vieux moine-soldat débarqué trente ans auparavant avec les troupes de Pizarro. La folie mystique avait eu raison du vieil homme, mais dans son délire, il bredouillait l’histoire de la quête d’Alexandre le Grand ou les exploits d’Al Khidr le Verdoyant, légendaire héros mahométan et énigmatique mentor de Moïse. Il racontait comment le premier avait échoué dans sa quête et le second réussi. Il racontait encore comment, à l’instar de ces personnages mythiques, lui et ses frères d’armes étaient partis à la recherche de la Fontaine de Jouvence. Il était le seul survivant et il n’avait pas trouvé la fontaine ; juste la grâce de Dieu dans le yagé* qu’il buvait du matin au soir. Le bougre pissait dru et divaguait d’importance. Cependant, mon intuition me soufflait que la vérité sortait de sa bouche.

Alejandro et Jacek estimèrent que l’aventure valait la peine d’être tentée. Quelques jours de marche, expliqua le moine, et vous la découvrirez. Alors, si c’était si proche, pourquoi n’avait-il pas continué ? Il montra la vieille femme qui se cachait dans la hutte et je compris que pour cet homme, il existait une richesse encore plus grande que la jeunesse éternelle.
Nous reprîmes la route dès le lendemain, suivant les rives du fleuve et les instructions du moine.
Au bout de trois jours, Jacek fut mordu par un serpent. Il mourut quelques heures plus tard en blasphémant. Alejandro et moi étions à bout de forces, mais nous apercevions à un méandre du fleuve, les arbres jumeaux décrits par le moine. À partir de là, il fallait bifurquer au Nord et marcher tout droit la journée entière jusqu’à parvenir à une pyramide dissimulée sous les frondaisons. Nous décidâmes de passer la nuit sous les arbres jumeaux. Le lendemain, j’étais seul. Alejandro avait disparu.
Je repris ma route en priant la Vierge de m’accorder force et courage et le soir venu, nonobstant le tintamarre des singes hurleurs et des toucans, je perçus un ruissellement.
La fontaine se trouvait là, au fond d’une clairière dallée de granit. Une idole païenne la surplombait. L’eau miraculeuse s’écoulait dans une vasque d’or. Deux cougars sculptés dans la roche veillaient de chaque côté. Je m’approchais en balbutiant une prière… et je trébuchai.
Une vive douleur me souleva le cœur. Un épieu traversait ma cuisse de part en part. Le moine m’avait mis en garde contre les pièges possibles mais, aveuglé par mon impatience, j’avais oublié ses recommandations. Au prix d’un effort insensé, je parvins à me dégager. La douleur était insupportable, mais la perspective de boire l’eau de Jouvence décuplait mes forces. Je parvins enfin à la vasque et je bus goulument.
Il ne se passa rien. Dans les frondaisons, les toucans ricanaient et les singes hurleurs menaient grand tapage. La jungle toute entière semblait se moquer de moi. Ma blessure saignait abondamment. Mon esprit s’enfonçait dans une torpeur infrangible et je perdis connaissance.
Lorsque je repris conscience, il faisait nuit noire. Je ne souffrais plus. Je constatai avec stupeur que quelqu’un avait pansé ma blessure. Je crus voir une lueur vacillante sous les arbres mais peut-être n’était-ce qu’une illusion. Tout était calme et je me rendormis après avoir bu quelques gorgées à la fontaine.
Le lendemain, je me réveillai frais et dispo comme au premier matin du monde et j’avais faim. Une corbeille de fruits était posée sur les marches de la fontaine. Une cavalcade de pieds nus et des rires d’enfants résonnèrent tout autour. Je mangeai et soudain, je perçus quelque chose d’inhabituel. Mes mains, la veille encore fripées et tavelées, paraissaient celles d’un damoiseau. Je coupai fébrilement une mèche de mes cheveux et je constatai qu’ils étaient redevenus aussi brun qu’au jour de mes vingt ans. Je poussai un long cri d’allégresse et je me mis en devoir de remplir mon outre jusqu’à ras-bord de cette eau miraculeuse.
Je repris la route. Il était temps que je rentre chez moi. J’allais pouvoir montrer au vieux moine fou qu’il ne l’était pas tant que ça. Et peut-être lui offrir, à lui et à sa compagne, quelques gorgées.
Ma surprise atteignit son comble lorsque je parvins à la rivière. Solidement amarrée à un arbre, une pirogue m’attendait.
La lame me transperça le cou à l’instant même où j’adressais à Dieu une prière de reconnaissance. Une ombre surgit des frondaisons, s’empara de mon outre et sauta dans la pirogue. Dans un brouillard rouge, je reconnus la silhouette dégingandée d’Alejandro. Au prix d’un effort surhumain, j’arrachai la dague. Dieu merci, celle-ci n’avait pas tranché la jugulaire. »

***

 — Le reste n’est qu’un gribouillage indéchiffrable accompagné d’une sorte de plan.
L’expert referma le vieux cahier à reliure de cuir et regarda l’homme assis en face de lui avec curiosité. Un homme d’une trentaine d’années, au visage sec et aux yeux d’un noir de jais dans lesquels on pouvait lire le reflet d’une immémoriale désillusion. Élégamment vêtu, il faisait penser à un hidalgo des temps modernes.
— Comment vous êtes-vous procuré ce document ?
L’homme fit un geste vague de la main.
— Je connais quelqu’un qui connait quelqu’un… Croyez-vous que je peux en tirer un bon prix ?
Il s’exprimait avec un accent indéfinissable ; comme s’il avait passé sa vie à parcourir le monde.
L’expert regarda encore une fois le cahier.
— C’est rédigé dans la langue de Cervantès. Et je ne dis pas ça pour faire une figure de style. Il s’agit sans aucun doute possible d’espagnol du XVIe siècle.
— Je sais, murmura l’homme d’un air songeur.
— Vous l’avez appris à l’école ?
— La meilleure qui soit. Alors ? Qu’en pensez-vous ?
— Eh bien… Laissez-moi quelques jours. Moi aussi, je connais quelqu’un qui connait quelqu’un.
L’homme se leva pour prendre congé. Il s’avança vers la porte en boitant légèrement. Il se retourna et dit d’une voix blanche.
— Je compte sur vous. J’ai vraiment besoin de cet argent.
En prononçant ses mots, il rejeta son épaisse chevelure en arrière. C’est seulement à cet instant-là que l’expert remarqua la balafre que l’homme avait au cou, juste sous l’oreille droite.

* Le yagé est un breuvage à base de lianes consommé traditionnellement par les chamanes des tribus indiennes d'Amazonie,

 

Évreux, le 24 septembre 2014.

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Commentaires
M
Toujours aussi captivant !!!
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B
Super histoire quelle aventure avec une fin plus que surprenante j'adore
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J
Histoire captivante d’une résurrection inattendue
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V
on s'empare de l'histoire pour y introduire la magie des hommes à travers leur quête impossible chapeau bas !!!!
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P
Me fait penser à cette chanson de Brel "La quête" tant il est vrai que passons beaucoup de temps à poursuivre l'inaccessible. Belle écriture qui nous embarque bien dans l'aventure.
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C
Les quêtes impossibles émaillent l'histoire et la littérature. <br /> <br /> La Fontaine de Jouvence, bien sûr, mais aussi le Graal, la Pierre Philosophale, le diamant vert, la Toison d'Or, j'en passe...de tous temps les hommes ont couru après quelque chose qu'ils possèdent en fait au fond d'eux même...
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J
Auras-tu lu "Tous les hommes sont mortels" par Simone de Beauvoir ? L'histoire de quelqu'un qui ne peut pas mourir. Triste et profond.
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F
j'aime bien ce genre d'histoire
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N
Une fontaine de jouvence qui se mérite, en effet ! Mais une fin assez inattendue. J'aime. ;)
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K
quel chemin dangereux pour se rendre à cette fontaine !! il en a bu et il en est à moitié mort , mais .......il avait tout écrit et ça c'est négociable !! <br /> <br /> bien raconté j'aime beaucoup, dommage qu'il n'y ait pas de suite( je sais on te l'a déjà faite celle -là)<br /> <br /> c'est fou comme je me sens rajeunir à lire toute cette eau de Jouvence qui sort de vos stylos !!!<br /> <br /> kissssss
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