Chez Mazuyer (Pascal)
« Dépêche-toi ! Mais dépêche-toi, on va se faire attraper !... »
« Chut… »
On ne savait plus trop s’il fallait rigoler ou bien craindre le pire avec notre entreprise de démolition… C’est sûr, si cette bêtise était arrivée jusqu’aux oreilles de nos parents, on était bon pour le pensionnat ou les galères…
« Passe-moi le marteau !... »
« Chut… »
« Attention, il arrive une bagnole… »
On avait planqué les vélos derrière la maison mais un rien nous faisait sursauter…
« Prends la scie !... Allez, active… »
« Chut… »
On avait remarqué une maison à peu près isolée et on s’était mis dans l’idée de la délester de toute sa tuyauterie… Nous étions des jeunes plombiers démonteurs… Au prix du kilo de plomb chez « Bonvalet », on allait toucherla fortune ! Mais il y avait des risques…
Fallait voir comme on tirait sur les canalisations ! Des évacuations jusqu’aux adductions, on y mettait tout notre cœur ! Cette baraque abandonnée était une véritable aubaine pour réussir notre larcin. On avait cassé un carreau pour entrer et c’était un jeu d’enfant pour ouvrir la porte. Ca tombait bien parce qu’on était des enfants… C’était nous, les soldats de plomb…
La maison sentait le rance et l’ennui, l’isolement et la vie s’en était échappée avec le dernier propriétaire. Mais nous, loin de nous préoccuper de ces fariboles, on oeuvrait à notre récolte de subtilisation frauduleuse… Même les chenaux, les gouttières étaient en plomb ! Une aubaine !
« Aide-moi à tirer sur ce tuyau ! A lui seul, il vaut au moins trois paquets de clopes !... »
« Chut !... »
On avait repéré l’arrivée d’eau juste après le compteur et on démantibulait méthodiquement tout ce qui pouvait rapporter sur la balance du repreneur de métaux. De la cave au grenier, on avait tout fouillé. Toute l’installation d’eau était en plomb comme cela se pratiquait à l’époque.
Fallait nous voir en train de manœuvrer anarchiquement le tuyau pour le plier énergiquement, à gauche,à droite et, jusqu’à le couper dans sa cassure lourde et juteuse… On était riches ! On allait ruiner Bonvalet ! A nous les gros billets !...
Si j’avais été attrapé pour toutes les bêtises que j’ai faites quand j’étais gamin, je serais encore en prison à cette heure…
« Aide-moi !... »
« Chut… »
Toutes les conduites de la maison disparaissaient à la vitesse de notre précipitation.
Je m’imagine bien mon père en train de recevoir la facture pour la remise en état de notre chapardage dévastateur. J’avais mal aux fesses des coups de pieds au cul que je pourrais recevoir…
« Là, regarde sous l’évier ! Une véritable mine de plomb !... »
« Chut… »
On est inconscient quand on est gamin et c’est ce qui fait toute la beauté de la jeunesse. Plus que l’argent, c’est cette influence de groupe qui nous menait. C’était cette menace planante et, en même temps, cette récompense connivente à la finition de notre folle aventure. On avait l’adrénaline bourgeonnante et on s’exerçait à la faire bouillir pendant nos enfantillages polissons…
On commence toujours polisson et on finit policé, j’ai remarqué…
« Attention, des passants !... »
« Chut… »
On se figeait dans des postures de casseurs de coffre-fort en suspension d’efforts pendant ces minutes interminables. On baignait dans une euphorie complice et déjà légendaire. Nous étions tous des monte-en-l’air, des Mandrin, des malandrins de volerie occupés à notre besogne inconsidérée
« Mais chut… »
J’avais emprunté la carriole du petit Casino du bout de notre petit chemin.
Sans entrer dans les détails, j’avais pu l’emberlificoter avec mes bobards à quatre sous et puis, mes parents allaient faire leurs courses chez lui. Il ne pouvait pas refuser cette location gratuite ! Avec ses prix prohibitifs, ilvolait outrageusement ses clients, je pouvais utiliser sa remorque sans gêne.
Je me souviens quand il l’accrochait au cadenas contre le poteau en bois du bout de la rue. Le vendredi après-midi, le jour du poisson, il laissait fondre des pains de glace à son pied et on essayait d’en faire des boules de neige… Chez nous, il y avait deux poteaux : ce fameux poteau en bois, du bout de la rue, avec la grande route passante et dangereuse de ses quelques voitures et puis, notre poteau béton blanc ; c’est celui qui nous autorisait la limite pour promener le chien et le faire pisser. Il avait la capacité extraordinaire de pouvoir dire à table qu’on était arrivé à pédaler sans mettre le pied à terre jusqu’à cette frontière si lointaine… (une vingtaine de mètres) quand on était gamins…
Les distances ne se mesurent pas en mètres, en fin de compte, mais à l’idée qu’on se fait de leur éloignement et des prouesses courageuses qu’il faut entreprendre pour y arriver… Ha, ce fameux poteau blanc…
« Chut… »
Nous avions découvert une mine de plomb dans le garage.
C’est comme si toute l’alimentation de la maison se retrouvait là. Une veine…
On piochait comme des ouvriers clandestins en heures sup… Et la carriole se remplissait. Je l’avais amarrée (déformation marine…) derrière mon vélo avec des sandows ajustés à sa préhension roulante.
« Chut… »
Au premier étage, on avait décortiqué méthodiquement les canalisations de la baignoire. On était comme des abeilles butinant une fleur jusqu’à son dernier pollen. Nous avions fait le plein en vidant la maison… C’était amusant de penser à la tête de celui qui allait remettre en eau… Versailles, un quatorze juillet !...
La carriole débordait si je puis dire…
Notre rocambolesque équipée terminée, nous avons enfourché nos vélos avec des ailes comme célérité de débinage ! Je n’arrivais pas à pédaler tellement c’était lourd ! Notre fortune était faite… Mes deux comparses m’ouvraient la route comme si je transportais la cagnotte de la Banque de France ! La charrette tapait brutalement à l’arrière du vélo quand je ralentissais et je sentais des contorsions de ferrailles inquiétantes dans ma fuite… C’est comme si on avait toutes les polices de France à nos trousses ! Je pédalais tel un forcené et la roue de la fortune tournait, tournait…
Sous bonne escorte, celle de mes potes, nous sommes arrivés chez Bonvalet. On allait toucher la récompense ! Le gros lot ! La cagnotte ! Le jackpot ! On n’était pas sûrs que le boss de la casse auraitassez de liquide pour nous payer !... Et moi, j’entendais des craquements pénibles derrière le vélo… Cette maudite carriole allait laisser tomber notre butin juste avant la pesée ? J’avais l’impression qu’elle allait se désintégrer sous la charge. Ses pneus étaient à plat et chaque coup de pédale était un difficile coup de rame de galérien… (déjà…)
Sans état d’âme, le récupérateur de métaux m’a indiqué la balance et j’ai laissé mon vélo et sa charge à la pesée. Des gros bras ont tout déchargé puis il a repesé ma carriole et ma bécane. La différence, c’était notre pactole ! On était riches !... Soixante francs ! Vingt francs chacun ! Autant dire, la fortune !
Je n’avais jamais eu de billets de dix francs à moi. J’avais un Voltaire et deux Pasteur ! C’était étrange de palper tout ce papier-monnaie… Et dire que j’avais un franc d’argent de poche par mois… Quand je passais la peau de chamois sur la voiture de mon père, c’était une petite pièce de vingt centimes ! Et pour une bonne note à l’école j’avais… je n’avais jamais de bonnes notes…
Bizarrement, mes acolytes et moi, nous nous sommes dissociés comme si nous ne nous étions jamais connus.
Chaque seconde, je touchais mes poches pour être sûr de leur présence rapprochée… Ma liste d’achat était incalculable ! Je pouvais dévaliser le magasin de bonbons et il me resterait encore assez d’argent pour plusieurs débauches sucrées ! C’était jour de paie ! J’étais riche ! Je pouvais faire des cadeaux et me faire aimer autrement que par le fait d’être simplement vivant. J’étais puissant !...
Entreprise Durand : Tous travaux de filouterie, maraudage et barbotage !...
J’avais gagné mon salaire de la peur et je rapportais la carriole au petit casino. J’étais léger avec les poches pleines ! Je fonçais avec mon vélo dans les rues de Romans à l’assaut du futur en pédalant comme un dératé…
J’ai rendu le chariot au patron du magasin et c’est là que je me suis aperçu des gros dégâts sur mon vélo. Le garde-boue était enfoncé et il frottait contre le pneu en lui dessinant une belle estafilade à haut pouvoir de crevaison, le porte-bagages avait une torsade biscornue des plus malencontreuses, le feu arrière et le catadioptre avaient disparu dans un des nombreux chocs de notre course.
Jamais mon père ne comprendrait ce sinistre évident ! S’il voyait ça, j’étais bon pour les travaux forcés… Le soir, en rentrant à la maison, il me demanderait des explications détaillées, si j’avais eu un accident, si j’avais prêté mon vélo, si j’avais fait des bêtises, etc, etc…
En début d’après-midi, j’ai porté mon vélo chez Mazuyer, le réparateur de cycles.
J’ai récupéré mon fier Peugeot à dix-sept heures. Il était nickel, comme neuf ! J’étais sauvé des tracasseries paternelles !
« Hé gamin ? La note, c’est ton père qui viendra la régler ?... »
Il s’entortillait la moustache d’un geste machinal dans une forme approximative de guidon de vélo et le cambouis autorisait une boucle gominée du plus bel effet…
« Non m’sieur, c’est moi !... »
« Mais y en a pour cher, gamin !... »
« Je paie ! Je paie !... »
Pris au dépourvu et en mimant une grimace blasée, du genre « je cherche pas à comprendre », il a commencé à faire ses énumérations d’additions chroniques sur son calepin estampillé « Mazuyer réparateur de pédaliers en tous genres…»
Il n’en finissait plus d’écrire, un vrai poète… Je voyais fondre ma fortune à vue d’œil…
Je la serrais dans ma poche mais elle glissait entre mes doigts… Il a tombé la casquette pour se gratter une mèche qui n’était plus rebelle depuis longtemps à cause du cambouis de tout à l’heure…
« Alors, nous avons le pneu, la chambre à air, le garde-boue, le porte-bagages, le feu arrière complet, le câble du frein et la dynamo qui était tordue… Alors, avec la main-d’œuvre, les réglages, les essais, ça nous fait… »
Il en avait de bonnes de dire « ça nous fait » comme si on allait partager…
« Ha oui, la TVA… »
Des yeux, je cherchais dans son atelier s’il n’avait pas des tuyaux en plomb…
Enfin, il a porté son crayon à son oreille, toutaussi auréolée de graisse que le reste et il m’a annoncé victorieusement :
« Vingt francs… Vingt francs tout ronds… et je ne compte pas les rayons tordus… »
C’est idiot, mais je m’en doutais… Vous aussi ?... J’ai sorti mes billets tièdes comme un prince floué qui récupère son destrier après un ferrage et je les ai tendus vers sa main tellement sale… J’ai empoché la note en échange et j’ai enfourché mon vélo sans panache…
« Allez ! Salut p’tit !... »
Bien mal acquis ne profite jamais, me direz-vous ? J’étais quitte avec la leçon de morale. Mon père n’a rien remarqué, ha si…
« Tu as enfin nettoyé ton vélo, c’est bien, il en avait vraiment besoin… »
Mais alors, pourquoi ma mère en vidant mes poches, avant de mettre mon short à la machine, est tombée sur la note ? Et pourquoi, elle a crié si fort :
« Hé Pascal, c’est quoi cette note exorbitante de chez Mazuyer dans ta poche ?!... »
J’avais du plomb dans l’aile, l’orage allait tomber…
Epitaphe non, épilogue : Je fus privé de vélo, de sortie, de télé et de copains pendant un mois plein, tout ça pour tenter de me mettre un peu de plomb dans la cervelle…