Le triangle de Minuitdixhuit
C’est comme ça que la vie passe, enfin, que ma vie passe. Du lundi au vendredi, c’est le boulot, et forcement, je ne suis pas perdu, je sais où je suis : au boulot. C’est carré.
Si vous me demandiez, le lundi matin :
- Racontez.
Je vous dirais :
- Le réveil sonne, je me lève et, avant de faire le lit, je vérifie dans les draps : personne d’autre. Je prends une douche, je me lave les dents sous la douche, je me rase sous la douche, je m’habille sous la douche et je fais un nœud à ma cravate, mais pas trop serré, même s’il m’arrive parfois d’avoir envie de me pendre.
Après je sors de la douche, je sors de chez moi, je sors de mon coma pour aller au boulot, je ne prends jamais de petit déjeuner ni de parapluie, je sais bien pourquoi, le café au lait me fait mal, à penser à elle qui est partie, et mon parapluie avec, j’aimais bien lui préparer son café, mais voilà, elle n’est plus là. Et à la pluie, elle, est restée, alors je l’aime.
- C’est comme ça, comme je vous disais, du lundi au vendredi.
Mon boulot ? C’est assez pointu, peintre en triangles de direction. Je m’explique : pour tourner à gauche, vous avez besoin de savoir, à droite aussi et pour aller tout droit, idem. Voilà, vous avez tout compris. C’est moi qui peins les indications pour vous faciliter la vie à aller où vous avez envie d’aller. Par exemple, vous êtes perdu, vous avez besoin d’aller là, vous suivez mes flèches triangulaires. Ailleurs ? Pareil. Il y a plein de petits triangles dans ma vie et dans la vôtre aussi. Et grâce, plus ou moins à moi, vous ne vous perdez jamais dans le sens de votre vie !
Sauf si votre amoureux ou votre amoureuse vous quitte. Malgré vos bons côtés (elle en a déjà fait le tour) vous manquez de surface. Alors là vous serez perdus, mais ça ne serait pas à moi qu’il faudrait le reprocher. Vous auriez pu essayer d’arrondir les angles…
Le samedi, je me détends un peu, parce que je vous avouerais que ce travail est assez stressant, coach en bonne direction, rapport aux responsabilités qu’il comporte : imaginez un triangle désorienté qui vous envoie à hue alors que vous vouliez aller à dia !
Donc le samedi, je sors un peu, je vais me parfumer l’âme en écoutant l’orphéon. C’est fou ce qu’il a de monde qui vient respirer comme moi.
Ce que j‘aime, c’est les filles qui aiment se faire renifler le samedi en écoutant l’orphéon, parce que, du lundi au vendredi, elles subissent toutes sortes de stress comme pas bien su écailler le poisson (les poissonnières ), ou se faire engueuler parce que le café est froid (les secrétaires). Les exemples ne manquent pas.
J’essaye de leur montrer le bon côté des choses et, si ça ne marche pas j’essaye par un autre côté, puis un troisième. Pas plus. Après je lâche l’affaire, c’est une trapéziste…
Donc la plus part du temps, celle-là qui est toute marrie de s’être trompée en rendant la monnaie à la caisse, elle est trop contente que je la trouve charmante alors elle veut bien.
Ainsi, c’est la fin de semaine dont j’ai besoin et elle aussi. Alors, on se perd, on se perd pendant tout ce temps dans un grand lit carré couvert de teille blanche, lonla...
Et moi je me perds dans sa Bermude nacrée, cette jolie chose formée des lignes roses de son intimité triangulaire et, elle, je crois qu’elle apprécie fort que je m’y perde.