10 mai 2014
Quercus pedunculata (Vegas sur sarthe)
Quand Monsieur Hibou déplie son grand écran blanc, toute la forêt de Brocéliande devient silencieuse, enfin presque puisqu'on entend quand même les mouches voler.
Comme elle est vaste et giboyeuse on forme un grand demi-cercle - au début on formait un cercle complet mais la moitié des spectateurs ne voyaient que l'arrière de l'écran - où on assoit au premier rang les petits - ceux nés de la dernière pluie - puis les plus grands - nés de l'avant dernière pluie - qui pensent surtout à ricaner et à se pincer les fesses.
Enfin les vieux s'installent, péniblement, toujours derniers à cause d'une bonne raison de vieux, une attaque d'arthrose, une crise de goutte ou une envie pressante et qui doivent réapprendre tout ce qu'ils ont oublié des pièges et des beautés de la forêt.
Monsieur Hibou commence toujours la leçon par le même rituel, une chanson que tous connaissent - sauf les petits nés de la dernière pluie, bien sûr - et ça fait ça:
“Aujourd'hui on n'a plus le droit
de s'empiffrer comme des rois
Terminé le tout pour ma pomme
C'est la crise dans le royaume”
Suivent quelques couplets qui parlent de brouter, de laper et un truc qui revient toujours et qui dit que “manger presto ça écoeure”; bref, on est pressés que la leçon commence.
“C'est ringard” dit un petit lapin “on entend ça du matin au soir dans la radio des randonneurs!”
“Justement” réplique Monsieur Hibou “Aujourd'hui je vais vous parler du chêne!”
Au dernier rang, un vieux sanglier retrouve la mémoire et commence à radoter:
“Tu vas voir qu'y va encore nous bassiner avec son chêne à Guillotin”
“Celui qu'a inventé la guillotine?” demande son voisin.
“Non, celui qu'a inventé le tourisme! Depuis qu'un abbé Guillotin se serait caché dans ce chêne millénaire, on peut même pas approcher pour le voir”
“Silence!! crie Monsieur Hibou “Vous avez tous vus un chêne un jour ou l'autre, sinon c'est le moment d'ouvrir vos yeux. C'est l'arbre le plus répandu chez nous et si son bois est très dur et convoité par l'Homme nous devons en tirer profit avant qu'il ne soit abattu ou victime de la mort subite du chêne!”
“Ca existe ça?” s'inquiète un loir.
“Oui Monsieur Loir” répond Monsieur Hibou “à cause d'un champignon pathogène très polyphage qui tue un chêne subitement!”
“Le voilà reparti avec ses mots tordus” rouspète un marcassin.
“Tordus ou pas je poursuis. Son fruit s'appelle le gland et si l'Homme le mange en farine c'est qu'on peut aussi le manger. Je dis ça pour les geais, les écureuils, les cerfs et les sangliers et aussi pour tous ceux qui passent leur temps à glander sous les chênes”
“Le chêne symbolise la force, l'endurance et la longévité”
“C'est pas comme nous” fait remarquer une vieille chouette.
“Je poursuis. Ses feuilles sont caduques sauf chez le chêne-liège et le chêne vert”.
“Est-ce vrai qu'on ne trouve le chêne-liège qu'en Belgique?” demande un écureuil.
“Certainement pas! On le trouve un peu partout en Europe et même chez les corses” répond Monsieur Hibou.
“Ah oui! L'écorce qu'on travaille pour faire les bouchons!” ajoute un pic-vert.
“Non! Les corses de Corse, ignare” réplique Monsieur Hibou.
“Mais les corses de Corse, y travaillent pas... c'est mon père qui l'a dit” déclare un faon.
“Justement pourquoi on dit travailler à la chêne et pas travailler au chêne?” rajoute un lapin.
“Parce que là où y a du chêne, y a pas de plaisir” plaisante un autre lapin.
“Et pourquoi on a besoin des chêne-lièges pour faire des bouchons et d'autres chênes pour faire des barriques? On peut pas prendre le même?” renchérit un ragondin.
Au-delà de trois questions, Monsieur Hibou décline et poursuit.
“Je décline donc et je poursuis. Qui peut me citer un chêne à feuillage caduc?”
“Moi je sais” s'écrie notre ragondin “le chêne pédonculé!”
“Dis donc, où t'as appris la politesse, toi?” s'offusque un blaireau.
Il n'y a qu'un blaireau pour faire ce genre de réflexions.
Monsieur Hibou intervient :”Pédonculé n'est pas un mot grossier... c'est un Quercus pedunculata”.
“Le voilà reparti avec ses mots tordus” rouspète notre marcassin.
Monsieur Hibou poursuit:”Le pédoncule qui porte ses glands est plus long que celui des autres chênes... Euh... si Monsieur Blaireau veut bien arrêter de ricaner bêtement!!”
Je ne sais pas si vous avez déjà entendu ricaner un blaireau, mais c'est vraiment pénible.
“Je poursuis donc. La feuille de chêne est notre salade à nous, même si l'Homme appelle ainsi sa salade à lui, sauf qu'il la récolte en terre et nous en l'air”
Un geai fait remarquer qu'il est bien plus facile de venir becqueter la feuille de chêne de l'Homme plutôt que celle des arbres.
A défaut de hululer Monsieur Hibou soupire...
“Je poursuis. Parlons de ses fleurs” continue Monsieur Hibou.
“Ah oui! Pourquoi les fleurs mâles s'appellent des chatons et que les fleurs femelles s'appelleraient pas des chatounettes?” questionne un renard.
Devant tant d'indiscipline et de bêtise, Monsieur Hibou démissionne :”Ca suffit comme ça! La leçon est terminée et puis vous en savez assez”
“On n'a pas parlé des chenilles” râle le vieux sanglier.
“C'est comme dans la salade de l'Homme” rétorque Monsieur Hibou “faut faire avec!”
Le grand écran blanc s'enroule en haut de son arbre et donne le signal de la débandade.
“Et n'oubliez pas” crie Monsieur Hibou “Aujourd'hui on n'a plus le droit...”
Chacun est déjà reparti à ses occupations brocéliandesques.
Ce soir les petits - ceux nés de la dernière pluie - s'endormiront moins bêtes.
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