Trois pianos et un basson (Zigmund)
(un petit retour éclair aux défis parce que la consigne #296 me plait )
Le piano trônait en bonne place dans le salon, il était pour moi.
J'ai eu du mal à comprendre pourquoi, alors que j'avais opté pour la harpe, mes parents avaient choisi le piano.
Comme j'étais un garçon docile, quoique peu doué, j'ai suivi sagement les cours de solfège du conservatoire.
Je me souviens qu'à l'examen oral de fin d'année mon prof a murmuré à l'un des examinateurs que malgré mon niveau assez minable, ce serait mieux de me faire passer dans la classe supérieure et de me laisser commencer le piano.
Il avait raison, le résultat de l'examen n'avait déjà plus aucune importance : je savais tapoter le début de la toccata de Bach ... et nous sommes partis sans retour possible en abandonnant le piano et la maison avec.
Par la suite, je retrouve un nouveau piano et je reprends l'étude avec un nouveau professeur. Je découvre les gammes de la méthode Hanon... je dois être maso ... j'aime ce genre d'exercices qui vident la tête et j'aime aussi étudier le solfège. Je malmène les classiques : le gai laboureur, la lettre à Elise, le concerto d'Albeniz et une polonaise de Chopin, mais je refuse de jouer la marche turque de Mozart que j'écoute en boucle de peur de l'abimer.
Dans une cage près du piano un mandarin chante dès que je me m'installe devant l'instrument.
Les années passent, mes progrès sont faibles, mon prof est trop coulant, mes études ont pris le dessus.
C'est ma grand mère qui prend ma place : elle chante dans un dialecte arabe-hébreu les chansons de Lili Bonniche ou de Reinette l'Oranaise ...et toute ma vie je m'en voudrai de ne pas avoir enregistré et photographié ces moments de grâce.
Une fois de plus, je laisse mon piano derrière moi pour plonger dans les études de médecine.
Bien plus tard, les sous me manquent pour racheter un piano, en attendant, je reprends à zéro les études de solfège, et je loue un basson ...
La maison résonne d'opéras, de musique baroque, ou contemporaine ; je me fais régulièrement la promesse de travailler plus sérieusement, mais le temps se rétrécit.
Le piano qui revient un jour dans la maison est un cadeau posthume de ma grand mère. Sa photo est posée en permanence sur l'instrument.
Reste cette émotion intacte quand je regarde cette image que j'essaie maladroitement de retrouver sous mes doigts les musiques de ma jeunesse et que je pense à ce premier piano resté de l'autre côté de la mer.
(https://www.youtube.com/watch?v=J7TNPXwnOXI)