Le vieil homme et la guitare (EnlumériA))
L’homme se tenait debout devant l’instrument. Les mains jointes devant lui, comme pour une prière silencieuse, il regardait la guitare de ses rêves et il ne savait pas quelle contenance prendre.
Quelqu’un l’avait posée là, contre la tenture persane, juste à côté du pupitre. Une Benoit de Bretagne*. Modèle à pan coupé, cordage nylon, palissandre du Brésil.
Derrière lui, une voix féminine, altière et somptueuse, prononça une injonction douce.
L’homme avança d’un pas. Il tendit le bras, hésitant comme un enfant affamé devant une pâtisserie orientale.
L’injonction, plus accentuée, se fit pressante.
Alors, il se jeta à l’eau. Il s’empara de la guitare comme un guerrier dont l’unique chance de survie aurait été d’étreindre une intime Excalibur.
Il prit place sur un pouf marocain, posa l’instrument sur sa cuisse et effleura les cordes d’une main fiévreuse. Son esprit soudain vidé de toute substance frémit. Son cœur s’emballait. Elle était là enfin, cette guitare qu’il désirait plus que la plus belle des hétaïres. Elle s’offrait à lui comme une épouse amoureuse et lui, ballot et contrit, ne savait que faire. Son âme s’impatienta.
Il plaqua un Sol mineur, enchaina avec un Ré majeur, un souffle d’hésitation, Si mineur et résolution en Fa dièse majeur par Fa 7e diminué. La trame était posée. Étrange et envoûtante.
Cela faisait combien de temps qu’il n’avait pas joué ? Cela remontait à… il ne savait plus. Pourtant, les doigts redécouvraient les chemins et les détours chromatiques des gammes altérées ou pentatoniques. Tandis que les médiums, édiles et archiprêtres de ce mystérieux royaume qui naissait sous ses doigts, administraient les mélopées et les élégies, les basses violoncellaient en cadence et les chanterelles zinzinulaient de surprenantes appogiatures. Pincées, flattées, frappées ou brossées, les cordes dansaient sous les doigts du Maestro.
Brusquement, au cœur de cet univers enchanté d’arpèges et de contrepoints, une sonnerie retentit.
L’homme sursauta. Où était passé la tenture persane ? Pourquoi faisait-il si sombre soudain ?
Sur la table de chevet, le réveil s’étouffait comme à regret en murmurant qu’il était l’heure de prendre les médicaments.
Assis dans son lit, le vieil homme contemplait ses mains nouées par l’arthrite en pleurant doucement.
* Benoit de Bretagne est artisan-luthier à Bernieulles, dans le Pas-de-Calais.