Vocation (Minuitdixhuit)
- Mais qu’est-ce que je m’ennuie…
grommelait le Maestro après qu’il eut lancé le premier mouvement.
- Mais qu’est-ce que je m’ennuie, c’est vraiment pas mon truc, et ça fait vingt ans que ça dure, et ça fait vingt ans que je m’agite comme un malade devant un troupeau de bœufs avachis avec, derrière moi, une colonie de pingouins et d’autruches empailletés… Tiens, hier, pendant que l’orchestre s’accordait, j’ai fait le coup du taille-crayon pour aiguiser ma baguette, ça les a fait rire… Vingt ans que je le fais… Tous les jours.
Moi, ce que j’aurais voulu faire c’est un métier manuel, pas monotone, en prise avec la réalité, un métier qui sert à quelque chose, je ne sais pas, par exemple charcutier-tripier, ça j’aurais aimé faire, hacher une belle panse de brebis, épiler une jolie tête de veau pour en faire un bon fromage de museau…
… Tiens à propos de museau, regardez donc les narines du premier violon, non mais ce n’est pas possible ces poils qui dépassent, on dirait des aisselles de Femen ! S’il pète une corde, il va pouvoir continuer à jouer dans ses trous de nez !
Oh là, où j’en suis moi… Ah oui, dzeng, dzeng dzeng dzeng… Mozart…
Mais qu’est-ce que j’aurais aimé être, heu… plombier, ah, oui, ça c’est un beau métier, tu scies, tu râpes, tu soudes, tu visses, et après tu mets en eau et… fontaine !
… Beurk, mais regardez-moi ça, le trompette qui bave comme un escargot dans son tuyau, ça fait trois fois qu’il vidange sa clé d’eau, il y a déjà une flaque de salive sur l’estrade, il va falloir que je mette des bottes en caoutchouc bientôt !
Bon, concentration, et dzim, et dzim et dzim, dzim, dzim… Mozart…
Ou bien une ferme, paysan, se lever tôt, la campagne, Joye, élever des vaches laitières, les traire amoureusement, ça j’aurais aimé, l’odeur de foin, le lait tiède et onctueux qui sort des pis…
… Bon sang les nichons de la cantatrice, mais ça n’est pas possible ! Et c’est du naturel ça, pas du demi-écrémé ! Chaque fois qu’elle pousse un contre-ut j’ai l’impression qu’elle va se barrer en montgolfière !
Tam, ta ta tam tam. Bon, ils suivent mieux que moi, j’ai deux pages de retard sur la partition... Mozart…
Ou alors sportif de haut niveau, se dépenser pour quelque chose, pas battre l’air avec un cure-dent géant comme un forcené épileptique, des entrainements, de la musculation, un beau corps sculpté…
… Pas comme ce bidon que je me prends de jours en jours, tiens ça y est, j’ai craqué un bouton de ma chemise, on ne voit plus que mon nombril qui dépasse à présent, c’est joli !
Tan lan tan taaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaan.
Bravo, bravo, bravissimo !
Mince c’est déjà fini… La foule de La Scala, l’orchestre entier, debout, et ça applaudit à tout rompre, mon Dieu, je ne vais jamais pouvoir les saluer, ou alors la Légion étrangère, ah oui, ça j’aurais aimé, ou mineur de fond, ou homme-grenouille, ou dératiseur, ou gauleur de noix, ou, ou, ou, ou…
Mais qu’est-ce que je m’ennuie…