CASTING (Epamine)

Je m'en doutais... Je n'aurais jamais dû venir!
En entrant tout à l'heure dans l'immense salle, je me suis dit: "Mon pov' Riri, t'es grillé!" Et pour un petit cochon, être grillé, c'est pas bon du tout!...
Mais tant pis! Je suis là et je ne vais pas repartir sans avoir tenté ma chance! Je m'installe donc sur un des sièges encore libres et après avoir enfilé sur mes soies le dossard numéro 100 que l'on m'a remis à l'entrée (qui se trouvait être le dernier!!!!), j'attends mon tour en observant les autres.
Appelés par haut-parleur numéro après numéro, tous, sans exception, se présentent fébrilement devant une petite porte rouge située dans un angle de la salle. Au bout de quelques minutes, tous ressortent totalement anéantis, le visage décomposé, les yeux remplis de larmes: la frêle et pâle dame qui tenait le grand portrait d'un homme à la barbe bleue et qui ne cessait de répéter à sa voisine "Anne, ma soeur Anne"; la mystérieuse fille qui planquait sa sublime robe de gala sertie de cristaux Vazyenski sous une minable peau de bête grise sans fourrure; les trois gorets plus ou moins bien fagotés qui faisaient les andouilles; l'espèce de lolita, habillée comme une princesse, guindée dans ses atours amidonnés, qui lorgnait sans ciller le petit pois posé sur l'énorme coussin rouge qu'elle tenait sur ses genoux; la pauvre gosse en guenilles qui ne portait qu'une seule Louboutin... en verre (ou en vair, j'ai pas bien vu!) et qui roulait une énorme citrouille; la 62, la belle endormie qui a traversé la salle comme une somnambule en tenant du bout des doigts, j'vous l'donne en un mot comme en cent: un fuseau vieux d'au moins cent ans!
Eliminée, la pauvre 68, la jolie brunette au panier de pommes rouges, accompagnée de sept lutins de jardin dont les sourires ont fondu comme neige au soleil à leur retour! Fini pour la gamine blonde et bouclée, la 73, pleurant comme une madeleine dans ses trois bols et pareil pour les deux amoureux éconduits réglant "leur conte" à grands coups de hérisson et de houlette! Idem pour la 82, une petite chipie habillée en rouge de pied en cap(e) et de colère qui s'empiffrait de petit beurre et de galette! Et que dire du majestueux cygne, le pauvre 88, qui hurla en sortant "Ils n'ont pas voulu me croire, boooouuuuhhhh, quand je leur ai dit que j'étais un vilain petit canard..."
Et je n'en crois pas mes yeux : voilà le numéro 99, le gros matou, le maître chat, le fier félin botté tel un mousquetaire, qui ressort tout penaud, la queue entre les pattes et la moustache plate!
Tous sont éliminés!
"LE NUMERO 100 EST ATTENDU PRES DE LA PETITE PORTE ROUGE. MERCI!"
C'est mon tour... J'ai mon petit baluchon, ma queue en tire-bouchon, mon dossard, du lard mais pas de fard... J'entre par la petite porte rouge...
"Bonjour, présentez-vous!
- Bonjour! J'me présente, je m'appelle Henri, je suis tout petit et j'ai plutôt bon caractère.
- Racontez-nous votre histoire, petit Henri! Nous espérons qu'elle sera plus authentique que les contes à dormir debout des 99 candidats précédents...
- Bon, ben voilà! Il y a quelques semaines, j'étais le gros lot d'une tombola. Pour attirer les foules, à défaut de bottes de paille, on m'a affublé de quatre bottes rouges en caoutchouc pour cacher mes pieds de cochon...Voyez vous-mêmes..." Je sors mes petites bottes de mon baluchon et les enfile sous les yeux étonnés des membres du jury.
"Le gagnant de la tombola a demandé à l'organisateur d'où je venais et, depuis cet instant, je ne sais pas pourquoi, on me craint, on me respecte, on est copain comme cochon avec moi, on me fiche une paix royale. Mon propriétaire m'a finalement appelé Henri. Au début, il pensait à Saint-Antoine mais ça faisait trop cloporte... Il invente et colporte des histoires invraisemblables sur moi et lorsque l'on lui demande s'il compte bientôt me faire griller, il s'offusque, flanque les indélicats à la porte avec fermeté en leur reprochant de ne pas savoir de qui ils parlent puis il vient me cajoler en me disant: "On va en gagner des sous tous les deux, mon petit Henri, c'est moi qui te le dis!" Voilà, c'est tout!"
- De Nevers! Oh! Zut, j'ai mis mes bottes à l'envers!
- De Nevers! Et comment s'appelle votre propriétaire ?
- Monsieur Lagardère!"
Les membres du jury semblent d'abord médusés, me regardent un instant de travers (sans caramel!) puis se regardent amusés, enjoués, réjouis...
" Vous êtes donc une fine lame, Monsieur !
- Vous faites erreur, je ne suis point Monsieur! Je suis Henri, le cochon DE Monsieur Lagardère! Quant à être fine lame, je suis plutôt banal tire-bouchon...
- Sachez Henri, que dans certains cantons, il est mal venu d'appeler un cochon par son nom. On vous donne du Moussu ou du Ministre et on vous considère souvent comme un noble, un vêtu de soie... Vous avez gagné! Votre histoire nous plaît! Le mystère des quatre bottes de Nevers de Monsieur Henri de Lagardère va faire le tour de la Terre! Et on ne vous fait là aucun tour de cochon..."
Je ne sais si c'est de l'art ou du cochon et je m'en fiche. Une chose est sûre: j'ai la queue qui tire-bouchonne! Et j'espère qu'avant le début du tournage du film, quelqu'un m'expliquera enfin cette histoire de "bottes de Nevers"...
