Rencontre sous vert (Epamine)
Après avoir fait une centaine de mètres, ils aperçurent en aval, un espace moins dense sur la rive du canal, une courte entaille dans cette forêt luxuriante et oppressante, un peu comme une petite cicatrice dans la moustache d’un blessé de guerre.
Une… deux… trois amples coulées de bâton dans l'eau jaune dite blanche et les voilà sur la berge !
Ils se retrouvaient bien loin de leur village mais les anciens leur avaient dit que c’était le long de ce canal, alors ils avaient navigué jusqu'ici ! Une fois la pirogue amarrée, ils empoignèrent chacun leur petit baluchon et pénétrèrent lentement dans la moite pénombre, toute chargée de l'odeur âcre de l'humus, ici éclairée d'un vol de plumes écarlates, là, illuminée d'un trait de lumière tombant du ciel. Partout, de la canopée aux plantes rampantes, fusaient inlassablement, comme diffusés en boucle, des cris perçants, des sifflets stridents, des craquements et des bourdonnements. Tous trois savaient que la grande forêt sombre est la même partout: mille périls à éviter et mille merveilles à admirer.
Enjambant, escaladant les énormes racines en échafaudages des maîtres du lieu dont ils ne verraient jamais la cime, les trois garçons avançaient prudemment sur le sol meuble grouillant de vie. Un peu comme dans une cathédrale aux piliers vertigineux de hauteur, Chico, Raoni et Kanato veillaient à ne pas déranger l'esprit de la forêt. Religieusement, ils écartaient avec précaution les branches qui gênaient leur passage, frôlaient délicatement les feuillages avec leurs jambes et prenaient soin de ne perturber aucun animal dans ses activités diurnes. Le sang des seringueiros coulait dans les veines des trois garotos et ils savaient ce que leur peuple devait aux arbres. Ils étaient venus jusque là pour retrouver la plante ancestrale qui sauverait leur village et leurs familles… Ils la rapporteraient mais cela ne devait pas nuire à la grande forêt !
Après avoir marché longtemps, un peu découragés de n'avoir toujours rien trouvé de prometteur à glisser dans leurs baluchons, les trois gamins s'immobilisèrent brutalement! Aucun jaguar ni puma, pas le moindre serpent vert, pas même une impressionnante mygale face à eux! Non! Des voix ! Juste des voix humaines aux sonorités inconnues, des cris enthousisates et des rires clairs qui se mêlaient aux bruits coutumiers de la forêt. Sans échanger le moindre mot mais se comprenant d'un regard, les trois garçons s'approchèrent doucement de l'endroit d'où venaient les voix et quelle ne fut pas leur surprise quand ils virent... une poignée d'hommes enfermés dans une cage et quelques autres s'agitant tout autour.
Oublié l'Hevea brasiliensis ! Perdu de vue l'enjeu majeur de leur mission au plus profond de l'immense forêt ! Les gamins intrigués et inquiets à la fois s'approchèrent un peu trop près et finirent pas se faire remarquer. Les hommes prisonniers de la cage comme ceux à l'extérieur leur firent signe d'approcher avec un large sourire amical et quelques mots en tupi...
Curieux, Raoni fut le premier à répondre à l'invitation et à franchir les quelques mètres qui le séparaient de la cage. Ses deux compagnons l'imitèrent bientôt. Dans un chaleureux et vivant mélange de portugais et de tupi, petits et grands expliquèrent les raisons qui les avaient amenés jusque là. Kanato raconta la détresse de leur village et l'inexorable désertion de ses habitants vers la ville. Chico expliqua que ses amis et lui-même avaient défié les vieux sages du village et s'étaient engagés à rapporter des plants sains d'hévéa pour remplacer petit à petit tous les arbres abattus de leur plantation. Des familles entières comptaient sur eux!
Les adultes, quant à eux, présentèrent aux gamins leur projet de film et leur montrèrent quelques photos d'animaux qu'aucun des trois garçons n'avait jamais vus et qu'ils pensaient n'être que des légendes comme le dauphin rose, l'hoatzin huppé, le kinkajou ou le peixe-boi. Le film "Amazonia" devait raconter l'histoire d'un petit singe capucin né en captivité qui se retrouvait perdu dans la forêt amazonienne suite à un accident d'avion...
Ils parlèrent de leurs univers loin des mondanités, échangèrent sur la nature et ses beautés, partagèrent leurs repas, se firent des confidences sur leur humanité... Le temps passa très vite, au plus profond de la grande forêt, ce soir-là! Après une nuit peuplée de rêves inattendus, d'animaux méconnus et d'avions dans les nues, les trois enfants se réveillèrent les premiers, quittèrent sans un mot le site du tournage et reprirent leur quête, plus déterminés que jamais à préserver leur forêt contre la prédation humaine et le non respect de la vie sauvage. La veille, un des guides leur avait donné une carte qui permit aux garçons de trouver rapidement de jeunes plants de seringueira. Ils les prélevèrent avec délicatesse puis ils retournèrent vers leur pirogue avec leur précieux butin, impatients de tracer un jour prochain les réguliers sillons sur les troncs gigantesques...