Les quatre chemins (Pascal)
Il relisait ma lettre, le toubib. Les résultats alignés dans les colonnes lui faisaient hocher la tête et, au lieu de chaleureuses félicitations, je m’attendais plutôt à sa fatale traduction de spécialiste… Je l’ai reçue, au courrier, il y a quelques jours. Dès que le facteur s’est éclipsé, je suis allé la récupérer en vitesse. Je l’attendais sans l’attendre, cette lettre. Elle pesait lourd, un peu comme si tous les chiffres étaient gonflés d’encre rouge débordante… Mais non, je ne l’ai pas ouverte. A quoi bon : je n’aurais rien compris à tous ces signes cabalistiques, ces courbes équivoques et ces pourcentages secrets. Compléments d’analyses !... avait réclamé l’oncologue, lors de ma précédente visite ; les derniers relevés laissaient penser à une évolution spectaculaire de la saloperie galopante…
Moi, j’aurais bien couru après le facteur pour lui dire qu’il s’était trompé de boîte !... C’est con, un facteur !… Avec son uniforme flambant neuf de postman et parce qu’il part en tournée, il se la joue grande vedette du feuilleton journalier de la rue !... Il prend même des signatures, des autographes, sur son calepin !... Toute l’année, il fait semblant de ne pas me voir quand je l’attends au portail ; obstinément, il jette mon courrier dans la boîte pour ne pas avoir à me saluer !... Mais quand arrive la période de Noël, il laisse ronfler sa mobylette devant la maison jusqu’à ce que je lui prenne un calendrier… avec les chatons !...
C’est zélé, un facteur. Plus vite, il se déleste des lettres de sa sacoche, plus vite, il rentre chez lui !... Les facteurs, c’est impôts, factures, mises en demeure et compagnie !... Tenez, c’est lui qui m’a apporté ma lettre de licenciement !... Ils sont les transporteurs des mauvaises nouvelles et ils s’en déchargent bien vite, de peur de la contagion !...
Et les prospectus !... Ils sont payés au poids ou quoi ?... Il doit fourguer la pub des autres dans ma boîte pour ne pas avoir à faire le tour du lotissement !...
Quand ma femme a demandé le divorce, toutes les lettres d’instance du tribunal sont passées par ses mains !... Il sait tout de ma vie, ce type !... Le mien, avec son casque et la fumée de sa mob, on dirait un extraterrestre égaré !... Quand il tourne sa grosse tête, elle rentre dans sa capuche de pluie !... On a presque envie de lui donner la main pour l’aider à traverser dans les clous !...
« Facteur, tu t’es trompé !... Moi, c’est Durand, au quarante-deux, et c’est Martin écrit sur l’enveloppe !... Reprends-la, ta merde ; je n’ai rien à voir avec ce putain de laboratoire d’analyses médicales !... Quoi ?... C’est Durand sur l’enveloppe ?... T’es sûr ?... Je n’ai pas chaussé mes lunettes… Dis, tu ne peux pas me l’apporter demain, cette lettre ?... Quoi, demain, c’est dimanche ?... Hé bien, apporte-la lundi !... Tiens, tu peux me la livrer mardi ou même jeudi !... » Mais non !... Avec ma lettre, il s’affranchit de son travail !... Il s’allège, il m’alourdit, il m’expédie, il me contrit !... Il a les mains sales et il me la donne en mains propres…
Un jour, ils sont venus à deux, ils envisageaient les rues : c’était le remplaçant des vacances !... Ils ne s’arrêtent jamais, ils sapent le moral des honnêtes gens !... Pourquoi les lettres sont si blanches avec leurs desseins si noirs tapis à l’intérieur ?...
« Reprends cette lettre, facteur !... Remonte vite sur ta mobylette !... Disparais ailleurs, loin, dégage !... » C’est coriace, un facteur, dans l’exercice de ses fonctions ?... Il est comme les autres. Un coup de douze, à dix mètres, il fait pile !... Et j’achève sa mobylette pétaradante pour qu’il ne revienne jamais !...
Mais, cet enfoiré, voyant trembler les rideaux, à la longueur de ma respiration inquiète, pour me fourguer sa maudite lettre, il pourrait tout aussi bien sonner à ma porte comme un forcené jusqu’à ce que je lui ouvre !...
Ce sont des meurtriers, les facteurs !... Ce sont eux qui amènent les maladies incurables dans la maison !... C’est lui qui m’a tendu la lettre d’expropriation de ma baraque !... Il avait un sourire mielleux qui me donnait envie de lui casser toutes les dents !...
Ce n’est pas un hasard si les chiens veulent les bouffer !... Avec leur sixième sens, ils sentent les fourberies de ces préposés en maraude de leurs mauvais coups !...
C’est ce que je pensais pendant que le docteur épluchait les courbes pessimistes de ma santé. Avec ma chance de ces derniers mois, je ne m’attends pas à des félicitations ; je le vois déjà me dire très solennellement : monsieur, il vous reste quatre vingt-dix jours à vivre… Voilà mon cadeau…
Remarquez, quatre vingt-dix jours de gagné, c’est en même temps : incroyablement long et terriblement court. Dans cette vie, on peut mourir à chaque seconde, à chaque respiration, à chaque frisson mais, en contrepartie, à son verdict sans appel, je ne craindrais plus rien pendant ces quatre vingt-dix jours. C’est comme si j’étais immunisé de tout… Accident de voiture ?... Impossible !... J’ai un mot officiel du médecin me certifiant encore quatre vingt-dix jours à vivre !... Empoisonnement, noyade, assassinat ?... Impossible, je vous dis !... J’ai un visa authentique du toubib, un sauf-conduit de son cabinet !... Ha, ha !... Je suis indestructible pendant trois mois !... Me suicider, me pendre, me tirer une balle dans la tête ?... Je ne peux pas !... J’ai une caution en bonne et due forme de mon bailleur médical !... Ha, ha !...
Enfin, s’il y a une chose qui me console, c’est que ce gros con de facteur pourra toujours faire rugir sa mob, aussi longtemps qu’il le peut, pour me vendre le Temps, jamais plus je n’aurai besoin de calendrier… Oui, celui avec les chatons…
« Monsieur Durand, je n’irai pas par quatre chemins… »