Maison (par joye)
Ma maison est une de ces vieilles dames qui portait et qui porte encore et avec classe le souvenir de sa beauté disparue. Elle était grande, spacieuse, et, pour son époque, elle était vraiment superbe. Hélas, ce n’était plus le cas quand je l’ai vue pour la première fois. Elle était sale, négligée, abîmée. Elle avait des trous dans ses murs ; des abeilles vivaient dans ces murs et sortaient par ces trous à des moments inopportuns.
D’une grande pudeur, elle dissimulait discrètement la plupart de ses rides et ses cicatrices jusqu’à ce que je commence à lui enlever ses habits et ses fards pour lui faire des relooking. Quand il y eut enfin d’argent pour réaliser des rénovations, nous fîmes ses strip-teases de papier peint ensemble, peu à peu, été après été.
Jake, le vieux voisin qui avait grandi dans cette maison approuvait mes travaux. Il passait souvent pour dire bonjour et me raconter une histoire sur la maison, comment il y avait grandi, et comment la maison avait généreusement reçu sa jeune femme, Anabel. Son vrai prénom était Anabel, mais Jake l’appelait « Becky », comme l’amoureuse de Tom Sawyer. Les deux étaient inséparables. Même à leur grand âge, ils s’aimaient encore, férocement. Je les imaginais terriblement heureux ici.
Anabel se plaignait beaucoup de la famille qui avait vécu dans la ferme avant nous. Scandalisée, elle racontait comment les garçons sauvages de cette famille enfoncèrent de gros clous partout, dans les murs et dans la boiserie. Ce n’était pas faux. Ça me faisait de la peine aussi, car la maison dut être d’une beauté exceptionnelle, construite aux années vingt, parfaite pour une famille de douze enfants, même si elle était au début sans WC et sans électricité, deux choses qui n’existaient pas à la campagne à cette époque-là, même pour les familles aisées.
Alors, ma belle demeure et moi, nous nous connûmes peu à peu, un peu à cause des histoires de Jake et son Anabel, et aussi dans les heures, les jours, les semaines, les mois où je la nettoyais, la soignais, et aussi en lui faisant des liftings pour assouvir ses rides et ses cicatrices. J’appris à l’aimer, et elle dut faire pareil, parce qu’en 2005, elle me fit enfin une confidence de copine.
Un jour, j’enlevais le papier peint dans l’escalier entre le rez-de-chaussée et le premier étage. Il était affreux, vieux et crade. D’un coup, je découvris un message écrit en crayon sur le plâtre du mur nu :
Jake + Sarah, le vrai amour pour toujours
Ce même après-midi, Jake et son fils passèrent me faire le bonjour. Jake ne voyait plus, il fallait que son fils le conduise partout, il devenait de moins en moins rapide, on le voyait de moins en moins. Son Anabel avait disparu trois ans avant, et il était vraiment perdu sans elle. Ce jour-là, Jake ne put sortir du camion.
Alors, je m’approchai du véhicule et saluait Jake de son côté pendant que son fils bavardait avec mon mari. Il me fit signe de la main, mais je vis qu’il ne me reconnaissait pas.
- Dis-moi, Jake, c’était qui, Sarah ? Un autre sobriquet pour ton Anabel ?
Sans hésiter, Jake me répondit, une vague lueur dans ses yeux bleu fade.
- Ah non, non, Sarah, c’était ma cousine. Elle était magnifique. Mon plus bel amour. Je l’adorais…
Un mois plus tard, Jake mourut et fut enterré à côté de sa petite Becky.
Quelques jours après les obsèques, j’étais enfin prête à peindre les murs dans l’escalier.
Je pris ma brosse, la trempai dans le blanc et puis j’enterrai pour toujours le secret entre Jake et la maison, celui d’un petit garçon et sa maison qui avait fidèlement gardé le silence pour bientôt cent ans.