L'officine (chapitre deux) (Électre)
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Le voleur, ou le bibliophile comme il préférait se désigner, était rentré dans son appartement, au soir déjà tombé, après une énième discussion avec un étranger rencontré dans un café, dans un train, ou simplement dans la rue - les gens prenaient encore parfois le temps de se saluer et de parler avec des inconnus. Il fut content de déposer son sac à la lueur de sa lampe, car il était un peu lourd. Les coutures avaient souffert à cause de l'étagère de la dernière fois, et le poids des livres commençait à se ressentir aussi dans les épaules. Il aurait aimé pouvoir dire qu'il était bibliothécaire, et c'était un peu ce qu'il était, gardien de livres ; il avait essayé, lors de sa dernière conversation de l'après-midi, mais la femme lui avait demandé dans quelle bibliothèque il travaillait, et il avait dû inventer quelque chose pour s'en sortir... cela ne l'embêtait pas tellement d'inventer des histoires, mais il sentait dans ces cas-là qu'elles sonnaient faux. C'était une femme jeune, qui faisait des études de lettres : il avait donc bon espoir pour le contenu. Il mit son sac sur la table, et sortit les livres un à un. Le sac était rempli d'essais, d'actes de colloque, de livres scientifiques concernant l'histoire de Rome, de la Grèce, de la linguistique et de la philosophie. Une mine ! Il était intrigué par les dates des livres : certaines étaient assez récentes, parfois un an, parfois de l'année même. C'était étrange pour une étudiante, qui à sa mine n'avait pas l'air tellement riche. Peut-être avait-elle des parents qui lui offraient régulièrement des livres de ce genre ? Mais même en version électronique, cela devait coûter une fortune. En tout cas, avec cela il allait enfin pouvoir faire décoller son commerce. S'il les vendait à des prix raisonnables il devrait pouvoir trouver des acheteurs.
En feuilletant les livres, il s'aperçut que l'un d'entre eux avait à toutes les pages de grosses traces de doigts. Il essaya de les frotter mais cela ne partait pas, et semblait incrusté dans le papier. Le papier lui-même comportait des ombres, et les lignes n'étaient pas bien droites. Il rapprocha le livre de sa lampe, et commença à l'examiner. C'était comme si... c'était comme si on avait pris des photographies, en tenant les pages avec les doigts pour qu'elles soient à peu près droites. Étrange. Il n'avait encore jamais pêché ça. Il continua son examen.
Dans un autre quartier de la ville, une étudiante alluma sa tablette, et se rendit compte que sa bibliothèque était vide. Plus rien. Tous les livres qu'elle avait photographiés, téléchargés, qu'elle avait pourchassés aux quatre coins du net, avaient disparu du système. Évidemment ses pdf n'étaient pas synchronisés, car il aurait fallu acheter de l'espace virtuel (et même virtuel, il coûte quand même...). Elle avait fait une sauvegarde il y a quelques temps, mais certains livres étaient du jour même. Avec un peu de chance il lui resterait les images dans son appareil photo. Elle sortit l'appareil de son sac - il ne la quittait guère, car elle s'était aperçue que dès que c'était le cas, il y avait une photographie intéressante à faire - et commença à faire défiler les images, mais la carte semblait avoir été vidée. Pas complètement cependant : il restait les photos de clochers, de ciels, de rues... mais tous les livres avaient disparu. La dernière photo était celle d'une rue faiblement éclairée, un peu avant la tombée du jour. C'est là qu'elle avait laissé l'homme âgé avec qui elle avait discuté livres pendant un moment. Que s'était-il passé ? Elle n'avait pas pu effacer accidentellement seulement les photos de livres. L'homme lui avait dit qu'il était bibliothécaire, mais elle ne savait pas où - d'abord il n'avait pas pu répondre, puis il était parti dans des explications alambiquées. Elle n'avait rien de prévu ce soir, et elle n'allait pas non plus pouvoir travailler. Il ne lui restait qu'à aller faire un tour pour se changer les idées, en attendant de trouver un moyen de récupérer ses livres.
À la lueur de la lampe, l'homme était en train de faire des piles de livres en les classant par sujet. Le sac paraissait ne pas pouvoir se vider, et il regrettait amèrement de n'avoir pas réussi à monter son étagère. Son plan avait fonctionné presque jusqu'au bout, mais en finissant de monter l'étagère il s'était aperçu qu'il lui manquait deux vis. Enfin, il ne savait pas trop, car le mode d'emploi n'était pas venu avec. Il aurait fallu qu'il aille chez quelqu'un pour le consulter sur le catalogue en ligne, mais à part son frère, il n'avait personne. Sa belle-sœur, de toute façon, lui interdisait d'approcher l'ordinateur de leur maison... et il n'avait pas eu le temps d'aller à la bibliothèque municipale. Il avait donc monté l'étagère tout seul. Pourtant, ce n'était pas la première fois qu'il montait des meubles en kit. D'habitude, il y avait toujours des vis en plus, mais pas moyen de mettre la main sur son stock. Et c'était étrange qu'il y en ait en moins, il avait dû se tromper quelque part. D'ailleurs l'étagère n'était pas très droite.
Les livres semblaient s'épuiser au fond du sac. Il plongea encore la main dedans et en ressortit des feuilles de papier agrafées. Des liasses et des liasses de feuilles. En y regardant de plus près il s'aperçut qu'il s'agissait d'articles de revues, toujours dans les mêmes domaines. Que faire de tout cela ? Il n'avait même pas assez de pochettes pour tout classer, et qui aurait voulu lui acheter ça ? Mais le sac n'aimait pas rester plein, ensuite il fonctionnait mal, donc il devait d'abord le vider. Il décida de faire une pause avant de se remettre au travail. Il regarda par la fenêtre : seule sa lampe veillait. Tout était clos dehors. Il commençait à se faire tard. Les derniers nuages avaient été absorbés par la nuit ; les lampadaires éclairaient faiblement le macadam, donnant aux feuilles des teintes électriques de vert, brun et orangé. Il aimait cette rue de petites maisons, qui lui laissait la vue du ciel libre, même s'il habitait un deuxième étage. Les immeubles étaient un peu plus haut de son côté, mais pas trop. Aucun n'avait d'ascenseur. C'était d'ailleurs un problème pour les rares acheteurs qui venaient se fournir directement chez lui. Il laissait peu de gens entrer dans son officine, car il avait besoin d'établir d'abord un rapport de confiance avec ses acheteurs. Quand ils venaient, il sortait ses registres thématiques et les parcourait avec le client, qui faisait son choix, et repartait avec une valise pleine, ou plusieurs quand il avait de la chance. Il avait mis au point un système de poulie qui lui permettait de faire descendre directement les valises par la fenêtre.
Il jeta encore un coup d’œil au contenu du sac, et décida de commencer le catalogage avant de sortir les feuillets. Il sortit les registres intitulés "philosophie", "histoire" et "linguistique". Parfois ses acheteurs lui demandaient pourquoi il n'utilisait pas d'ordinateur pour le catalogage, et il feignait de ne pas savoir s'en servir. Ce n'était pas complètement faux, d'ailleurs. Mais la raison principale était qu'il ne savait pas ce qui pourrait arriver s'il introduisait des appareils électroniques dans la pièce. Il n'avait pas de smartphone pour la même raison : il avait trop peur que les livres ne reviennent à leur état électronique initial. Un ordinateur serait sans doute systématiquement vidé par le sac, et même en prenant soin de ranger le sac uniquement dans la petite cuisine qui constituait la seconde pièce de son officine-appartement, un accident pouvait toujours arriver. Il était donc en quelque manière condamné au papier. Mais il aimait aussi cela, lister les ouvrages sur son registre à l'encre, et ensuite feuilleter les gros volumes. Quand un livre était vendu il le rayait et reportait dans la colonne de droite le nom de l'acheteur et la date de l'achat. Il avait trouvé ces registres dans une brocante, intacts, le papier jauni juste à son goût. Il n'aimait pas trop le papier trop neuf, trop blanc des cahiers neufs d'écolier. Heureusement on en trouvait maintenant en papier recyclé, mais l'encre y bavait un peu. Sur ceux-là il préférait écrire au crayon de papier.
On entendait des pas dans la rue. Le silence les faisait résonner de manière étrange, et celle qui les faisait était elle-même un peu troublée de ce bruit involontaire. Il regarda par la fenêtre et vit une jeune fille, de dos, qui marchait avec un appareil photo à la main. Il était un peu tard pour faire des photos. Mais elle semblait plutôt en promenade, et marchait du pas décidé de ceux qui ont envie d'oublier quelque chose. Il s'approcha de la fenêtre pour mieux voir. De son côté la jeune fille se retourna, et fut un peu surprise de voir à la seule fenêtre éclairée l'homme avec qui elle avait bavardé une bonne partie de l'après-midi. Il la reconnut et la salua. Il allait y avoir des complications.