Participation d'Électre
******************************************************************************************************************************************************* Il avait commencé à lire le roman quelques jours auparavant. Il l'abandonna à cause d'affaires urgentes et l'ouvrit de nouveau dans le train, en retournant à sa propriété. Il se laissait lentement intéresser par l'intrigue et le caractère des personnages. Ce soir là le train était non pas vide, ni bondé, mais quelque part entre les deux, lorsqu'il y a assez de monde pour ne pas se sentir seul mais un peu trop pour avoir assez d'intimité. C'est pour cela qu'il s'était assis face à une des extrémités du wagon. Il avait horreur de savoir qu'en face de lui quelqu'un chercherait à décoder dans ses mimiques ce qu'il pouvait être en train de lire. Par courtoisie, cependant, et aussi par goût, il s'était assis contre la fenêtre, pour ne pas avoir l'air malpoli de celui qui s'arroge deux places d'un coup, et pour pouvoir quand l'envie lui en prendrait regarder les réverbères des faubourgs, les phares des voitures et les enseignes des supermarchés où les gens se pressaient encore, car il n'était pas si tard--- c'était seulement le début de l'hiver.
Il lisait un livre, mais ne tournait pas de pages. Les faisait seulement défiler avec les doigts. N'aimait pas tellement le crissement du papier, et puis à quoi bon quand on peut avoir toute une bibliothèque dans la paume de sa main ? Mais cela ne lui enlevait pas le moment de choisir le livre qu'il lisait, et une fois commencé il avait du mal à en changer avant d'avoir fini. Il avait commencé à lire le roman le dimanche précédent en rentrant à la campagne. Toujours à la même place dans le train, devant une publicité pour des cours privés d'anglais qu'il avait regardée distraitement, de toute façon il avait déjà obtenu reconnaissance de ses mérites linguistiques dans son travail et n'avait pas besoin de ce genre de choses. Sa tablette, qui allait tout à fait avec son costume gris et lui donnait des airs d'homme d'affaire que du reste, il était, jurait cependant avec sa besace en toile qui, si elle avait été un peu plus élimée, aurait pu passer pour celle d'un étudiant rentrant de son université.
Au départ il avait choisi le livre un peu par hasard, pour son auteur, en se disant que ça ne lui ferait pas de mal, pour une fois, de lire de la littérature classique. Le titre ne lui avait pas déplu, il avait quelque chose d'exotique, un charme de vacances. Il était assez ancien pour être gratuit, cela valait la peine d'essayer même s'il ne le finissait pas. Il se souvenait d'en avoir entendu parler au collège, sans se remémorer vraiment de quoi il pouvait être question. Il avait eu le temps de lire quelques pages déjà, qui lui avaient donné envie de continuer. L'intrigue était pleine de rebondissements, et c'était finalement assez drôle pour un classique. Il ne s'attendait pas à cela. Il commençait à entrer vraiment dans le livre lorsqu'un voyageur lui demanda si la place à ses côtés était libre. Sans laisser transparaître ses regrets, il se hâta de répondre par l'affirmative et de remonter le pan de sa veste qui débordait de son propre siège pour laisser place au nouvel arrivant.
Il lui était maintenant plus difficile de lire, car l'homme qui avait pris place à ses côtés n'était visiblement pas un habitué de la ligne et jetait sans cesse des coups d’œil inquiets du côté de la fenêtre en direction des ténèbres où brilleraient les feux de sa gare. Pourvu qu'il ne reste pas trop longtemps. Il avait maintenant du mal à se concentrer sur son livre. Le type continuait à regarder la fenêtre, mais il lui venait le soupçon qu'il cherchait à regarder dans la vitre le reflet de l'écran de sa tablette. Je dois devenir paranoïaque, qu'est-ce que cela peut bien lui faire ?
En réalité l'homme regardait vraiment le reflet de sa tablette. Il n'arrivait pas à déchiffrer le texte, mais pouvait constater que son voisin lisait de plus en plus lentement. Il attendait que le mouvement de ses yeux se fasse assez lent pour qu'il puisse être possible de l'interrompre une seconde fois. Le moment ne fut pas très long à arriver. Les lignes se brouillaient devant les yeux du jeune homme à la simili besace d'étudiant. Il sentait de son côté le moment où il faudrait adresser la parole à son voisin, et désira s'absorber lui aussi dans la contemplation des lumières extérieures. Mais c'est à ce moment-là qu'il rencontra dans la vitre le regard de son voisin, et il ne put plus rien faire pour l'éviter.
--- Nuit noire n'est-ce pas ? Depuis qu'on a changé d'heure... J'aime bien la nuit noire. Pas vous ?
--- ...
--- Elle vous prend comme un cocon, et puis on peut profiter des lumières. Vous aimez regarder les lumières par la fenêtre ? Moi aussi je me mets toujours du côté de la vitre. Même si cette satané climatisation envoie toujours ce souffle froid qui vous rend malade même en été.
L'inconnu ne semblait pas décidé à le laisser parler, mais le regardait assez pour qu'il ne puisse pas ne pas faire au moins semblant de l'écouter.
--- Vous avez une tablette ? C'est comme ça qu'on appelle ça, hein ? Ma belle-sœur en a offert une à mon frère pour Noël. Elle dit que ça prendra moins de place et de poussière que ses livres. Mais lui, il préfère ses livres. Au moins, on peut mettre un marque page et le retrouver... mais vous, vous êtes jeune, vous savez vous servir de tout ça... et avec les pouces, encore. Lui, tout juste s'il arrive à l'allumer. Il dit que ça lui fait mal aux yeux. D'après elle ce n'est pas possible, mais en tout cas c'est ce qu'il dit. Moi, je n'ai jamais essayé. J'ai toujours un livre avec moi. Avec votre sac vous pourriez même en transporter plusieurs si vous vouliez. Sûr, ce serait moins fin. Enfin, les jeunes...
Le jeune homme, empêché de lire --- pour une fois qu'il avait envie de lire un classique, c'était un vieux croûton qui allait y faire obstacle --- était reparti en pensée dans le livre et rêvait sur les quelques bribes de caractères qu'il avait pu pêcher ça et là. Le héros était vraiment ingénu, et l'auteur s'ingéniait de son côté à le mettre dans des situations toutes plus rocambolesques les unes que les autres. Il y avait là-dedans beaucoup de clichés que l'on aurait sans doute pu trouver une série télé, mais l'auteur arrivait tout de même à capter l'intérêt du lecteur. Qui sait ce qu'il allait advenir de Mme de *** ?
--- Dites, est-ce que je peux vous demander un service ?
Visiblement la question avait été posée de manière répétée. Secouant un peu la tête pour revenir dans la conversation, il regarda avec plus d'attention son voisin. Il y avait dans sa question une nuance d'hésitation un peu étrange pour quelqu'un qui l'avait posé déjà deux fois. Il n'eut pas le temps de répondre que l'autre, ayant capté son regard interrogateur, reprenait.
--- En fait, je voudrais essayer votre tablette... je n'ai jamais utilisé ce genre de truc.
--- Mais votre frère ne vous a pas fait essayer la sienne ? fit le jeune homme, qui avait tout de même suivi un peu la conversation.
--- C'est-à-dire... enfin... ma belle-sœur a peur qu'elle se casse alors elle n'a pas voulu que j'y touche.
--- Mais votre belle-sœur a des raisons de penser que vous risquez de la casser ? fit le jeune homme, un peu méfiant mais tentant de ne pas trop le faire paraître.
--- Oh non, pas du tout, seulement, comme son téléphone m'est déjà tombé des mains, je crois qu'elle a un peu peur. Vous avez beaucoup de livres dans votre truc ?
Le changement de sujet dérouta le jeune homme qui entra cette fois complètement dans la conversation.
--- Oui, il y en avait une dizaine livrés avec, des vieux livres vous savez, et j'en ai téléchargé quelques uns plus récents ; en général j'aime bien la science fiction.
--- Mais j'imagine que chez vous vous avez des livres ? Des livres en papier je veux dire ?
Le jeune homme était de plus en plus déconcerté par cet étrange voisin de fauteuil.
--- Oui, j'en ai. Mais en général je les emprunte à la bibliothèque, ça encombre moins, et puis de toute façon je ne les relis pas, la plupart du temps. Avec ça c'est plus pratique, je peux en avoir quelques-uns à la fois, mais il va falloir que je fasse du ménage dedans, ça ne sert à rien de garder ceux que j'ai lus.
--- Tiens, c'est drôle, vous me faites penser à ma belle-sœur. Avant d'offrir une tablette à mon frère, elle s'en est achetée une pour elle. Mais elle m'a dit qu'elle supprimait les livres une fois qu'elle les avait lus. De toute façon elle ne lit que de la littérature sentimentale. Vous avez déjà essayé de lire de la littérature sentimentale ? J'ai trouvé un livre une fois, dans une brocante, qui traînait par terre à la fin, et je l'ai pris en me disant qu'il fallait que je voie ce que c'était, mais à part deux pages je n'ai pas eu le courage de l'ouvrir. C'était deux pages du milieu. Vous arrivez à distinguer avec votre machine les pages qui sont au milieu des autres ? Ou alors vous ne savez jamais quand ça va se terminer ?
--- Il y a un compteur, on voit le nombre de pages total et la page courante.
--- La page courante. C'est drôle, comme vous lisez --- j'espère que vous m'excuserez, je vous regardais lire tout à l'heure --- on dirait vraiment que les pages courent quand vous les tournez.
Il se demandait où ce dialogue allait le mener. Il n'osait pas regarder sa montre pour ne pas paraître impoli, et ne pouvait plus voir par la fenêtre les lumières rassurantes qui finiraient pas l'éloigner de cet encombrant personnage en indiquant soit sa gare, soit la sienne. Il commençait à se résigner à prêter sa tablette pour pouvoir ensuite mettre fin à la conversation. Pourquoi n'arrivait-il pas dans la vraie vie les coups de théâtre que l'on trouve dans les romans ? Un contrôleur qui s'apercevrait que son voisin n'avait pas composté son billet, une panique générale qui disperserait les voyageurs d'un wagon à l'autre et lui permettrait de se volatiliser... Mais non, l'autre était toujours là, et comme il ne semblait pas prêt à en démordre, le jeune homme prit les devants :
--- Si vous voulez, je peux vous montrer comment ça marche. Tout en disant cela il quitta le livre qu'il était en train de lire non sans avoir au préalable enregistré un marque page et ouvrit sa bibliothèque virtuelle. Pour sûr, le bonhomme devait lire beaucoup, et trouverait sa collection maigre et ridicule, mais c'était lui qui avait insisté. "Là vous pouvez choisir un livre, puis vous pouvez commencer par le chapitre que vous voulez, et ensuite vous tournez les pages comme ça. Vous pouvez essayer si vous voulez".
--- Non non, c'est gentil, mais je dois bientôt descendre, et puis je crois que je ne vais pas y arriver.
C'était bien tout le genre de personne qui commence par vous déranger et qu'il faudrait presque prier pour les laisser faire ce qu'ils vous ont d'abord demandé comme un service... "Puisque je vous le propose" insista le jeune homme.
--- Vous êtes sûr ?
--- Tant qu'il ne finit pas comme le portable de votre belle-sœur... enfin, je veux dire, oui, essayez, de toute façon nous sommes deux à le tenir, il ne risque pas de tomber.
--- De tomber non, mais j'ai été imprudent, peut-être qu'il ne vaut mieux pas...
--- Mais puisque je vous dit que c'est bon, profitez-en, essayez, comme ça la prochaine fois vous pourrez peut-être même montrer à votre frère comment on fait.
Le voyageur essuya son pouce --- qu'il avait visiblement fort gras --- sur son mouchoir, le posa sur l'écran et tenta de tourner la page, sans succès. Il ne voulut pas essayer davantage et préféra reprendre la conversation, tout en regardant l'écran.
--- Qu'est-ce que vous étiez en train de lire ? Celui-ci ? Tiens, mais vous m'avez dit que vous lisiez de la science fiction ?
--- Habituellement oui, fit le jeune homme gêné de se voir découvert. Mais j'ai pris ça pour essayer. Ils m'en ont parlé au collège je crois. Ça me plaît assez.
--- Tiens, vous aussi vous avez des chemises brodées ?
--- Quoi, moi aussi ?
--- Alors vous n'en êtes pas encore arrivé là, désolé.
Qu'est-ce que c'était encore que cette histoire de chemises brodées ? Et pourquoi diable ne s'était-il pas assis sur la place intérieure du fauteuil de deux afin de décourager les gens de s'asseoir près de lui ?
--- Non non, ne vous inquiétez pas, ce n'est pas grave. Et puis votre chemise n'a pas l'air brodée à votre nom.
--- Non, c'est la marque.
--- Désolé, vraiment. Mon arrêt arrive bientôt, je vais devoir vous quitter.
Pas trop tôt, pensa le jeune homme qui attendait avec impatience d'être à nouveau seul. Il trouva superflu de lui demander où il descendait. Bientôt son arrêt à lui aussi arriverait. Il commença à faire le geste d'éteindre sa tablette et de la ranger dans sa besace.
--- Ah, ça se décharge vite ces choses-là ? Ça doit être énervant quand on arrive à un moment intéressant de l'histoire, j'imagine.
Il se garda bien de répondre. Son compagnon de voyage reprit :
--- Mais vous ne pensez pas que vous préféreriez un livre ? Un vrai ? Au moins avec ça vous n'auriez pas de problèmes de batterie. Et puis un seul suffit pour le trajet que vous faites.
Depuis quand son interlocuteur savait-il où il devait s'arrêter ? Cette histoire commençait à devenir inquiétante. Il regarda autour de lui, et s'aperçut qu'ils étaient seuls dans le wagon. Cela n'arrivait jamais habituellement. Il avait hâte de retrouver sa voiture et de rentrer chez lui. Il n'avait plus envie de continuer cette conversation, ni non plus de poursuivre son livre. Ce serait pour une prochaine fois, en espérant qu'il n'ait pas de voisin bavard.
L'homme n'avait que son pardessus et un sac en cuir qui paraissait assez ancien, où une poche était aménagée sur le devant, juste de la taille d'un livre. On voyait dépasser des bouts du titre, mais il n'arrivait pas à les relier pour former des mots. S'il avait pu sortir le livre de la poche il aurait vu qu'il s'agissait du même livre que le sien.
Quand l'homme descendit du train, il le regarda s'éloigner par la fenêtre jusqu'à ce qu'il disparaisse. Juste avant de tourner le coin de la gare, l'homme fit un mouvement pour ramener son sac près de lui et attraper quelque chose dedans. Le jeune homme se retourna vers son propre sac, pensa un instant reprendre son livre, puis abandonna cette idée. Il ne vit pas l'homme se tourner vers le train avec un étrange sourire, et sortir le livre de la poche avant de son sac pour s'assurer que c'était bien le titre qu'il avait vu dans la fameuse tablette. Il l'avait déjà lu, et ce n'était pas une édition particulière --- juste un poche --- mais cela ne pourrait aller quand même. Et puis dans le ventre du sac il devrait trouver quelques livres de science-fiction, plus quelques classiques, puisque le jeune homme n'avait pas encore supprimé les livres de la mémoire de l'appareil.
Et puis l'autre ne s'apercevrait pas tout de suite du larcin, car il avait réussi à mettre au point une technique qui lui permettait de laisser momentanément la forme virtuelle du livre pendant qu'il emportait la forme matérielle. Mais pourquoi les gens ne lisaient-ils pas des incunables sur leurs tablettes ? Au moins, il aurait pu tirer quelque argent de ce modeste trafic qui ne lui coûtait que quelques minutes de bavardage avec des inconnus. Mais non, à la place, il devait penser à trouver des étagères pour abriter la dernière collection qu'il avait subtilisée dans un grand magasin, en attendant de trouver un bouquiniste qui voudrait bien de son stock (souvent ils n'en voulaient pas, car les livres n'étaient pas assez demandés, ou parce qu'ils en avaient déjà trop d'exemplaires. La collection de sa belle-sœur n'avait intéressé personne, par exemple).
Ça n'allait pas être facile. Il allait falloir trouver quelqu'un qui lise le catalogue Ikéa sur une tablette au chapitre des étagères. Mais avec un peu de patience, et en prenant souvent l'autobus en direction des grands magasins, cela devait être possible. Il se demandait surtout comment il allait pouvoir rapporter l'étagère. "J'espère que Marie voudra bien me coudre un autre sac", pensa-t-il en poussant la porte de son appartement, "car je crois que celui-ci ne sera pas assez solide".