La petite robe à pois (MCL)
Je venais à peine d’avoir treize ans le jour où elle a disparu. Elle est partie sans laisser d’adresse, sans explication, pas même un mot d’adieu. Moi qui n’avais jamais connu mon père je me retrouvais orpheline, à l’âge où j’avais le plus besoin du soutien et de l’écoute d’une mère aimante. Je vouais un amour sans bornes et une immense admiration à cette femme qui m’avait mise au monde et élevée seule. Elle n’était pas comme les autres mères. Mes copines enviaient cette complicité qui nous unissait, nos confidences et nos éclats de rire. Je fus placée dans une famille d’accueil, loin du quartier où j’avais passé mon enfance et, hormis une photographie, je ne fus pas autorisée à emporter le moindre objet qui pourrait me la rappeler, pas même cette jolie robe qu’elle sortait quelquefois pour évoquer l’époque de sa splendeur, de sa jeunesse heureuse et insouciante. « C’est pour ton bien », avait prétendu l’assistante sociale, mais je n’en croyais pas un traître mot. Les Meyer, chez qui j’allais habiter, ne voulaient pas de complications. A présent, j’allais marcher droit. J’allais devoir respecter de nouvelles règles, leurs règles. J’étais destinée à une vie monotone, à devenir une gamine ordinaire qui resterait dans le rang, mais c’était sans compter sur mon imagination et mon goût immodéré pour les rêves. Dès que j’en avais l’occasion, je m’enfermais dans ma chambre. Allongée sur le lit, je fermais les yeux et je la revoyais, la petite robe réalisée sur mesure par les mains habiles d’une grande couturière. L’organza dans lequel elle avait été taillée la rendait aérienne, presque impalpable. Son corsage à fines bretelles était orné de minuscules boutons ciselés et, à partir de la taille, soulignée avec grâce d’un ruban noir, plusieurs volants superposés s’évasaient en corolle. C’est exactement avec ces mots que ma mère la décrivait, je me rappelais encore ses paroles. Je l’écoutais bouche bée lorsqu’elle me racontait la somptueuse soirée à laquelle elle avait alors été invitée. Ce bal prestigieux où on ne voyait qu’elle, virevoltant au son d’une douce musique, dans les bras de son promis. Fillette rêveuse, je m’enivrais de ces souvenirs que je m’étais appropriés.
A ma majorité, le notaire m’informa que je pouvais récupérer ce qui restait des affaires de ma mère. Tout avait été vendu pour rembourser les dettes qu’elle avait contractées. On me remit une malle ancienne et un cahier à spirales sur lequel était inscrit « Journal » en lettres capitales. C’est dans cette malle que ma mère rangeait les objets qui lui étaient le plus précieux. Tout au fond, emballée dans du papier de soie, je découvris avec émotion la petite robe noire à pois blanc. Elle était telle que dans mon souvenir. Elle avait quelque chose d’intemporel qui m’intriguait. Qu’est-ce qui avait poussée ma mère à se faire faire ce vêtement un peu suranné en plein milieu des années 80 ? C’est en feuilletant le journal que je trouvais la réponse et bien plus encore.
…
Samedi 18 mai 1985
Aujourd’hui, j’ai dégoté une ravissante petite robe dans la boutique de troc de la place Wilson. Comme toujours, j’ai été incapable de résister. Dès que je l’ai enfilée, dans la cabine d’essayage, j’ai su qu’elle était faite pour moi. C’est quand j’ai franchi le seuil de la boutique, serrant fébrilement le sac de papier, que j’ai compris que je venais de commettre une erreur. Même si je l’ai acquise pour un prix très raisonnable, je sais très bien que je n’aurai jamais l’occasion de la porter.
Vendredi 24 mai 1985
Ce soir, je suis allée au restaurant avec Charlie. Il m’a invitée. J’avais l’intention de porter ma petite robe noire, car elle me va à ravir. Je n’ai pas pu. Au dernier moment, je l’ai enlevée pour mettre mon éternelle jupe plissée et mon gilet bleu marine. A part l’admirer, accrochée à un cintre, je n’ai pas réussi à franchir le pas. Moi qui croyais qu’elle était faite pour moi, j’ai à présent le sentiment de ne pas être faite pour elle. Elle est bien trop belle. Je ne la mérite pas.
Lundi 3 juin 1985
Je sors de ma séance hebdomadaire avec le docteur Grimal. Il m’a encore parlé d’achat compulsif, de tendance autodestructrice. Il prétend que ma dépression s’est aggravée alors que je ne ressens rien de tel. La petite robe en serait la représentation flagrante. J’ai décidé de la remiser là où je range tous ces objets inutiles auxquels je n’ai pas pu résister. Je la ressortirai uniquement pour les grandes occasions.
…
Je poursuivis ma lecture d’une traite, jusqu’au bout. En refermant le journal, je réalisai que je ne connaissais pas ma mère. Les mots que je venais de lire étaient ceux d’une personne qui m’était totalement inconnue. Je découvrais que la femme enjouée qu’elle était m’avait caché des pans entiers de sa vie. Était-elle une affabulatrice ou avait-elle sciemment enjolivé les choses pour me rendre la vie plus belle ? Les séances de psychothérapie, son incapacité à faire face aux difficultés et, pire encore, sa décision de tout quitter un jour pour m’offrir une autre destinée, toutes ces nouvelles venaient de tomber comme un couperet. Ce don qu’elle m’avait fait treize ans auparavant , elle ne s’était plus senti capable de l’assumer. Aujourd’hui, je venais d’avoir dix huit ans, c’était mon anniversaire et en guise de cadeau je venais de recevoir de terribles révélations. Comment se faisait-il que personne n’ait su ? Si seulement quelqu’un avait pu lire ce journal, il y aurait eu une enquête. Je me fis deux promesses, la première étant de tout mettre en œuvre pour retrouver ma mère. La seconde allait être réalisée dès ce soir. C’était ma soirée d’anniversaire et j’avais invité mes amis. J’étais autorisée à les recevoir à la maison, en l’absence de mes parents adoptifs qui s’étaient éclipsés pour le week-end. A vingt heures, lorsque je descendis les marches de l’escalier pour rejoindre mes invités, toutes les têtes se levèrent. J’avais revêtu pour l’occasion la petite robe noire à pois blancs, en hommage à ma mère, cette robe qu’elle n’avait jamais osé porter parce qu’elle était trop belle. Et elle était vraiment belle, je pouvais le sentir dans le silence religieux qui régnait. Je pouvais le lire dans les regards fascinés levés vers moi.