La traversée (Stella No.)
Cher journal,
Cela fait maintenant 5 jours et 6 nuits que nous avons quitté La Havane pour la Floride. Les passeurs nous avaient dit que la traversée ne serait pas longue et que les conditions étaient optimales. Mais nous avons essuyé deux tempêtes. Nous avons dû jeter de nombreux corps à la mer dont de très jeunes enfants. Après la panique, les gens semblent à présent sidérés. Je vois les visages qui se creusent et la couleur qui s’efface de nos peaux bronzées. Rien à voir avec le soleil, c’est la peur qui nous blanchit. Les passeurs nous ont demandé de l’argent. Beaucoup d’argent. Et nous n’avons ni nourriture ni eau. Un nourrisson a succombé après que sa mère n’ait plus eu de lait à lui donner. Ce fut atroce. J’entendrai toujours ses hurlements et je me souviendrai longtemps du silence qui a précédé son saut dans l’eau glacée. Son enfant et elle ont disparu très vite. Chacun s’observe, s’attendant à ce qu’un autre saute volontairement de l’embarcation. Il faut dire que nous sommes très nombreux. Trop pour une telle barque. Lorsque la première tempête a enlevé une dizaine de personnes, nous avons pu avoir suffisamment d’espace pour respirer. Lorsque la seconde a emporté la moitié des hommes restants, nous avons pu allonger nos jambes et nous dégourdir les membres. Le froid nous pénètre de partout. Nos vêtements sont humides et sentent le moisi. Je sens que des crevasses se forment sur mes pieds et mes mains. Je ne veux pas regarder, je ne veux pas connaître les dégâts. J’ai entendu les passeurs dire qu’une autre tempête allait nous frapper, plus violente encore. Ils hésitent à nous laisser là et à repartir. Nous ne sommes que du bétail à charrier. La peur d’être pris par la police en devient secondaire. Il faut déjà survivre à une troisième tempête, à la faim, à la soif. Que je puisse encore écrire dans mon cahier protégé par un vieux plastique tient du miracle. Et puis de toute façon, il est hors de question de retourner à La Havane. Je n’ai pas sacrifié tout ce que j’avais pour repartir là-bas. Si la police arrivait, il me resterait toujours le seul trésor que j’ai emporté avec moi : le coutelas de mi abuela. Que Dios me perdone !