Ne finis pas, le monde! (Célestine)
Cher Monde.
Je regrette de te dire que ta fin ne peut avoir lieu le 21 décembre, comme l'ont prévu ces chers Mayas. Pourquoi, oses-tu demander ? La réponse est dans ces quelques lignes.
Ne finis pas, le Monde! Je n'ai pas du tout terminé ma vie, moi ! Tu crois vraiment je vais te laisser finir comme ça, alors que je n'ai seulement jamais vu Venise ? Que les gondoliers m'attendent sur le Canale Grande, avec leurs petites gueules d'amour à la sauvette et leurs pulls rayés ?
Alors le Monde, écoute moi bien. Je t'aime tant, ça ne peut pas finir comme ça, toi et moi, le jour des vacances de Noël.
J'ai trop à faire pour que tu finisses.
Je veux voir un envol de colombes sur la Piazza San Marco écrasée de soleil ou noyée de brume.
Je veux voir les falaises noires d'Irlande léchées par des vagues d'opale et d'écume, m'enivrer dans un pub en écoutant les langueurs des violons et des flûtes celtiques, et arpenter la lande échevelée comme une héroïne de Wuthering Heights . Et de Cork à Galway chercher partout le sel fleuri de mes racines.
J'ai encore vingt mille soleils à voir s'effondrer dans la mer, des étoiles par centaines à compter les soirs d'été, quand le parfum du foin coupé est une ivresse sous les lampes papillonnantes.
Je veux sentir encore sur ma peau le froid mordant, la chaleur caressante et le frémissement du déraisonnable.
Il me faut lire tellement de livres encore, et je ne parle pas de ceux que je dois écrire, ces histoires de fièvre et de miel que je sens tapies dans mon cœur et qui attendent d'éclore comme des goélands prêts au voyage.
Combien d'enfants dois-je encore émerveiller, qui me feront trembler de leur innocence et leurs yeux de cristal ? Qui m'envelopperont de leurs insouciances ?
Je dois guetter dans le lointain la route qui poudroie et l'herbe qui verdoie.
Et apercevoir le cœur battant de flamboyants équipages de lune...
J'ai tant de trains à prendre, et de bateaux en partance qui frémissent dans chaque port.
J'ai tant de baisers à donner, de frissons à ressentir courir le long de mon cou jusqu'au creux de mon dos comme des perles d'eau tiède et de désirs brûlants .
Il me faut goûter à des vins italiens, visiter des pays et d'encens et de myrrhe, me rassasier de mets nouveaux, vibrer à tant de musique encore !
Je veux voir ma fille et mes fils trouver l'amour et te conquérir, le Monde. Et goûter à leur tour à tes sources ineffables.
Je veux sentir la folle ronde vagabonde du temps qui passe et qui fripe les joues mais sans atteindre l'âme.
Je veux voir sourire en ribambelles les colliers de nacre de mes petits-enfants blonds et bruns, alors qu'ils ne sont pas encore nés, te rends-tu compte, le Monde, combien tu serais cruel, de me priver de ce bonheur ! Je veux les voir grandir dans des jardins de roses, recueillir dans leurs mains la splendeur des matins.
Je veux me voir vieillir en gardant à tout jamais cette flamme puissante au fond de moi qui fait de mes hivers des beautés emmitouflées et des triomphes radieux de mes étés.
Il me faut encore rêver, et nager, et bondir d'une mer à l'autre.
Danser sur le fil du temps, funambule aux ailes de soie.
Et surtout, surtout, le monde, crois tu que j'aurai un jour, un jour couleur d'orange, crois-tu que j'aurai jamais, un jour, fini d' AIMER ?
Alors le monde, tiens-toi tranquille, remets ta fin à plus tard. Je t'en prie !
Et laisse-moi vivre mes rêves, rêver ma vie et en faire ce crépitement d'étincelles qui me rend si fiévreuse, toujours.