Mille feuilles (Poupoune)
- Maman, regarde ! C’est quoi ?
- C’est une feuille morte.
Je la revois encore me montrer la belle grande feuille qu’elle venait de ramasser par terre. Et je revois son regard s’assombrir une seconde, avant qu’elle ne réponde fièrement, serrant sa feuille contre son cœur :
- Non, c’est une feuille sauvée.
Elle n’avait pas trois ans et j’avais trouvé ça adorable.
Pour la peine, je l’avais même laissée ramener sa feuille à la maison. Elle s’en était occupée comme elle l’aurait fait d’une poupée et avait évidemment voulu dormir avec.
- Oh ben non ma chérie, tu l’abîmerais !
Elle en avait convenu et ce n’est qu’une fois endormie que j’avais procédé à l’évacuation, via le vide-ordure, de la feuille morte. Je pensais qu’elle l’aurait évidemment oubliée le lendemain, mais pas du tout.
- MAMAN !!! Où elle est ma feuille ? Elle a disparu !
J’ai toujours mis un point d’honneur à dire la vérité à ma fille, alors je lui ai avoué que je l’avais jetée, lui expliquant au passage que le sort d’une feuille morte étant soit de pourrir (et de puer), soit de sécher et de tomber en poussière, il était préférable de s’en séparer avant qu’elle ne devienne un problème ménager.
Mon explication n’a aucunement convaincu ma fille qui a hurlé en se roulant par terre pendant environ trois quarts d’heure et qui m’a fait la gueule pendant pas moins de cinq heures – cinq heures sans me dire un mot ! – jusqu’à ce qu’elle trouve une nouvelle feuille à sauver. Dont je me suis une fois encore débarrassée, mais cette fois je n’ai pas joué la carte « on se dit tout » le lendemain matin :
- Elle a dû s’envoler et retourner sur un arbre quand j’ai ouvert la fenêtre.
Ça a failli marcher.
- T’as ouvert la fenêtre de ma chambre pendant la nuit ?
Et merde.
J’ai perdu toute crédibilité en bafouillant une mauvaise excuse pour la fenêtre. Hurlements, bouderie, drame et j’en passe, jusqu’au sauvetage de feuille suivant.
Je ne saurais dire combien de scènes du même genre on a eues. Ou combien d’excuses foireuses j’ai tenté de lui faire gober pour justifier la disparition de ses feuilles. Elle n’en a pas cru une seule. Et puis un jour, elle a eu l’air de se lasser. Victoire peu glorieuse, à l’usure, mais pendant plusieurs jours je n’ai pas entendu parler de la moindre satanée feuille, morte ou vive. Ce n’est qu’au bout de presque deux semaines que l’odeur m’a alertée : j’ai dû retourner sa chambre pour en trouver l’origine et j’ai fini par mettre la main sur un plein sac de feuilles. Les soins qu’elle leur dispensait comprenaient manifestement un arrosage généreux et l’ensemble était désormais une bouillie puante qui dégoulinait sur les vêtements posés dessous. J’ai réussi à prendre sur moi pour ne pas me laisser submerger par la colère et j’ai essayé de gérer l’incident calmement. Ce qui impliquait tout de même nécessairement de jeter le paquet de merde sans tarder. Et toutes mes tentatives d’apaisement ont été vaines : cris, coups de pieds et poings dans les murs et les portes et j’ai cru qu’elle ne cesserait jamais de me faire la gueule. Si bien que le jour où elle a cessé, j’ai supposé qu’elle avait trouvé une nouvelle ruse pour faire entrer frauduleusement ses putain de feuilles dans l’appartement et son silence buté a laissé place à ma suspicion.
C’est à peu près à ce moment-là que notre relation a commencé à se dégrader. Et c’est allé de mal en pis, parce que j’ai déjoué tout un tas de ses plans de sauvetage de feuilles, chacun m’interdisant un peu plus que le précédent de la voir autrement que comme une conspiratrice sournoise et elle a, quant à elle, fini par me voir comme l’ennemie de ses aspirations profondes. Elle s’est mise à me détester bien avant l’adolescence et n’a jamais cessé depuis.
A quoi ça tient, quand même.