17 mars 2012
Des souvenirs à digérer (Poupoune)
Sans me vanter, je fais des madeleines qui sont une vraie tuerie. Non, vraiment, je pourrais tuer pour en manger. Croyez-moi. Je n’en ai jamais goûté d’aussi bonnes et pour dire les choses comme elles sont : aucune des nombreuses aïeules que j’ai eu la chance de connaître assez longtemps pour apprécier, entre autre, leur cuisine, n’a jamais fait de madeleines. Ou alors elles devaient être carrément médiocres, avec tout le respect que je dois à mes aînées, parce que je n’en garde aucun souvenir.
Autant dire que ma madeleine de Proust à moi n’est donc pas une madeleine. Je me mets assez souvent aux fourneaux pour que mes fameuses madeleines à tuer père et mère et le chien puissent devenir proustiennes pour ma fille (même si la concurrence de mes meilleurs cookies du monde – en toute modestie – est rude), mais pour moi, c’est clair et net, aucun souvenir d’enfance n’a le goût délicatement citronné de la madeleine.
Bien qu’issue d’une longue lignée de cordons plus ou moins bleus, je n’ai pas grandi avec une mamie gâteau qui me préparait des bons biscuits maison pour égayer mes goûter du mercredi. Ni avec une maman disposée à se coller deux heures par jour en cuisine pour remplacer mes boudoirs de quatre heures par une douceur dont elle aurait été seule gardienne du secret, légué sur son lit de mort par la mère de la mère de son père ou qui sais-je…
J’ai un million de souvenirs gustatifs absolument divins – disons quelques milliers – mais voilà tout le drame d’une ascendance trop douée en cuisine : point de traditionnel gigot du dimanche. Pas non plus de non moins traditionnelle dinde de Noël (à part ma sœur, mais ça compte pas, c’est juste pour faire la blague). Et pas de fameux dessert incontournable de mère-grand, dont tout le monde fait semblant de croire qu’elle fait toujours le même pour nous faire plaisir parce qu’on l’aime, alors que tout le monde sait très bien que c’est le seul qu’elle sait faire.
Non. Rien de tout ça chez moi. Point de repère gustatif récurrent, aucune chance d’associer quelque saveur que ce soit à une personne ou une habitude du passé, pas de quoi faire pleurer Marcel ou Madeleine, et encore moins moi.
Il y avait bien les quenelles de Mémé, les fameuses, dont je pouvais me faire éclater la panse et qu’elle faisait toujours en accompagnement de quoi que ce soit qu’elle pouvait bien faire à côté – je ne me souviens que des quenelles et, oui, elles ont bien un petit quelque chose qui nous vient du côté de chez Proust – mais hélas trois fois hélas : les quenelles ont disparu avec Mémé… à ce jour je n’en ai pas remangé qui tiennent la comparaison et soient susceptible de m’émouvoir. Et je ne suis pourtant pas difficile à émouvoir par les papilles : je peux pleurer rien que pour un plat de pâtes, pour peu qu’on m’ait fait manger des légumes aux trois repas précédents.
Il y avait aussi le biscuit roulé de Mamy. Mamy – elle ne m’en voudrait pas de le dire ici, on est entre nous – n’était pas exactement la plus fine, la plus créative ou la plus motivée des cuisinières de la lignée. Mais son biscuit roulé… ça a l’air con comme ça, mais moi, mon biscuit roulé – et quand je dis « mon », c’est bien mon seul et unique biscuit roulé, l’expérience n’ayant pas été suffisamment concluante pour être renouvelée – le mien donc, était tout plat ramollo. Le sien… hmmmm… Mais encore hélas, trois fois de plus, il a également disparu avec elle – même si sur ce coup-là, ma mère est en bonne voie pour assurer une digne relève et me titiller au niveau du palais ET de l’affect…
Et puisqu’on parle de ma mère… comment un seul de ses incroyables mets aurait-il pu, à lui tout seul, canaliser toute l’émotion que des papilles exigeantes peuvent receler ? Comment fixer sur une seule de ses merveilleuses expériences culinaires l’ensemble des souvenirs émus que tant de repas de famille n’ont pas manqué de générer à profusion ?
Des madeleines de Proust, j’en ai finalement trop, gâtée comme je l’ai été depuis ma plus tendre enfance par toutes les cuisinières généreuses, talentueuses et surtout aimantes de la famille.
Et pourtant.
Pourtant, je dois bien l’avouer, ce qui éveille en moi encore aujourd’hui les émotions les plus intenses et les souvenirs les plus vivaces, ce n’est pas le gratin de macaroni qui nous attendait au four les jours d’arrivée chez Mamy pour les vacances. C’est-à-dire les jours d’arrivée qui ne coïncidaient pas avec les jours de cueillette des haricots mutants de Papy (« Tant que ça pousse, faut laisser pousser. » « Mais Papy, tes haricots, on dirait des courgettes et ils ont des grains comme des pois chiches ! » « Tant que ça pousse… » - soit dit en passant, vous imaginez la taille des courgettes ? Ouais, ça fait rêver…), parce que si ça coïncidait, donc, c’était haricots verts, au lieu de gratin de macaroni, et là, c’était moins la fête. D’autant que tu pouvais nourrir une famille entière avec un seul de ses haricots, à Papy, du coup le jour où il finissait par les cueillir, tu savais que t’en boufferais pendant les trois semaines suivantes et que ton gratin de macaroni, t’avais plus qu’à y penser bien fort en attendant les prochaines vacances.
Ce ne sont bizarrement pas non plus les orgies de spaghettis bolognaises de ma mère, qui font pleurer les italiens et qui ne se savourent jamais mieux que trop vite, avec trop de fromage et quand on en mange toujours un peu trop pour ne pas en garder le souvenir sur le bide au moins deux jours. Alors imagine combien de temps dans la tête ?!!
Ce n’est pas non plus le succulent magret miel / citron, pas plus que les divines langoustines à la mangue ou l’inénarrable pastilla aux amandes – et je suis obligée de m’arrêter là, sans quoi c’est une véritable encyclopédie de la cuisine de ma mère et de la mère de ma mère et de la mère de mon père et de la mère de… bref : ce serait trop long de vous parler de tout ce qui a accompagné tous les bons moments de ma vie, même s’il m’est arrivé en une ou deux occasions de passer de bons moments ailleurs qu’à table.
Ce n’est même le lacquemant, alors que la seule évocation de ce délice – que je n’ai pourtant pas dû savourer souvent – me donne des palpitations. Bon sang : mon royaume pour un lacquemant !
Mais, comme je le disais, rien de tout cela ne me titille plus les sens et l’âme qu’un putain de brocoli.
Ma madeleine de Proust est verte, elle pue et elle fout la gerbe.
Avoir fréquenté la meilleure table du monde toute ma vie, et avoir la mémoire gustative définitivement polluée par un seul et unique putain de brocoli.
Je revois très clairement la scène : moi, seule, à table, avec sous mon nez cette assiette de brocolis froids depuis longtemps et pas d’échappatoire : qui serait venu m’en débarrasser, hein ? Qui serait capable de pareil sacrifice ? Pas de chien à la maison, un grand frère trop content de s’en être bien tiré en gobant tout sans respirer avant de faire couler avec un grand verre d’eau, une petite sœur encore trop petite et des parents d’une cruauté sans nom… Je me souviens très bien que je rentrais de vacances que j’avais passées seule – colo, séjour linguistique… cette partie là du souvenir m’a moins marquée – et qu’au lieu d’être accueillie comme il se doit par un plat de fête genre coquillettes au beurre, ma mère avait fait du brocoli. J’avais cru pendant un moment que ça, c’était pour les autres, ceux qui ne rentraient pas tout juste de vacances, et que moi j’allais avoir des nouilles – ou même une patate à l’eau ou… un bout de pain, n’importe quoi – mais non : c’était brocoli pour tout le monde.
J’avais cru ensuite que je pourrais bénéficier, à défaut d’un plat de substitution, d’une dispense, mais non plus. Rien à faire. Je finirais mon assiette, peu importe le temps que ça me prendrait. Mes larmes, mon chantage affectif, mes cris, mes menaces n’y changèrent rien.
Dans mon souvenir, je suis restée environ trois jours – et surtout trois nuits – à souffrir devant cette affreuse assiette verte et froide et puante. Il est probable que le calvaire durât moins longtemps en vérité, mais depuis, je ne peux plus voir un brocoli ou quoi que ce soit qui ressemble de près ou de loin à un chou, sans redouter d’avoir à en subir la vue, l’odeur, voire le goût des heures durant.
Le plus étonnant, c’est qu’il ne m’est à ce jour jamais venu la moindre idée de vengeance, alors que je suis quasiment certaine qu’il est tout à fait possible de tuer quelqu’un au brocoli. Cru, s’entend. Bien lancé…
Bref, comme dirait l’autre, moi, ma madeleine, on peut dire que « ça fait Proust ! et ça fait Proust ! ça fait du bien ! »*
* à 3’40 pour l’élégante référence culturelle, si d’aventure elle vous avait échappée
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