Un si beau portique (SklabeZ)
C’est le bonheur parfait. Plongé dans une douce béatitude, il se laisse bercer. Ah ça oui ! Il peut être content de lui ! Il vient de terminer l’installation du portique au fond du jardin. Un grand portique avec corde lisse, corde à nœuds, anneaux, échelle de corde et deux balançoires.
Pour le moment ses enfants sont encore petits, et pour les anneaux, on verra plus tard… seulement s’ils ont des dispositions pour la gymnastique.
Le portique, avec tous ses agrès, est magnifique. À peine terminé et les derniers réglages effectués, il s’installe sur une des balançoires, pour la tester.
C’est qu‘il s’est beaucoup investi dans ce projet, il y a consacré beaucoup de temps et d’argent, bien plus que ce que lui aurait coûté un ensemble tout fait dans une jardinerie ou une grande surface.
Le lent mouvement alternatif de son corps, de part et d’autre de son centre d'équilibre le plonge dans un calme paisible.
Les yeux mi-clos, il se remémore les différentes étapes du projet. La patience pour la recherche et l’achat des tubes métalliques. La constance dans mes visites obligées chez le ferronnier du coin pour fabriquer les manchons destinés à réunir les montants du portique. Entre deux âges, cet artisan, une éternelle gitane maïs au coin du bec, avait toujours une histoire salace à raconter. Son auditoire était à son image et tous les désœuvrés du quartier se donnaient rendez-vous chez lui. Grosse et grasse rigolade assurée, son atelier ne désemplissait pas.
L’humiliation, quand s’attaquant à la fabrication des crochets en tire-bouchon pour fixer des agrès, ce grossier personnage, a cru bon d’amuser la galerie en lançant à la cantonade : « Et pour les queues de cochon ? On prend modèle sur la vôtre ? »
La douce oscillation a déjà évacué cet affront. Le balancement régulier le berce et des images apparaissent dans son esprit.
Il n’avait jamais fait de balançoire auparavant. En tout cas il ne s’en souvient pas et ce n’était pas son genre, un vrai truc de filles ! Ce n’était pas son genre, surtout pas, il avait même une certaine aversion pour ce jeu, aversion venue on ne sait d’où. Pourtant il commence à entrevoir le va et vient d’un jeune garçon sur une escarpolette. L’image est floue mais se précise, ce jeune garçon lui ressemble étrangement. Il a ses propres traits. Mais c’est moi, se dit-il ! Près de lui un autre jeune garçon. Lui aussi voudrait bien faire de la balançoire et essaie de lui prendre sa place. Il est très coléreux et ne peux attendre. Alors de dépit, il lui cède le siège et commence à le pousser, assis sur la planchette et les mains accrochées aux cordes le petit frère est aux anges. Il commence à le pousser doucement d’abord, puis un peu plus fort, de plus en plus fort, et encore plus fort. Le vertige le gagne et son petit frère ne rit plus. La bouche ouverte, les yeux perdus, il est comme pétrifié.
Soudain il glisse de la planchette, ses petits bras ne sont pas assez vigoureux pour qu’il se rétablisse. La balançoire se vrille… les cordes l’enserrent dans un baiser mortel.
Plus rien ! Il se rappelle juste du pimpon, du clignotement bleu de la belle voiture des pompiers, ses parents en pleurs.
Il s’arrête tout net, saute de sa planche et entreprend immédiatement le démontage de son portique, de son beau portique.