LE MUR (Lorraine)
J’étais en retard. Je me faufilai par la porte arrière de la classe, mais personne ne fit attention à moi. Melle Marie-louise n’était pas à son pupitre et sur l’estrade, Mariette, le chouchou, tentait en vain de maintenir le silence à coup de “chut” absolument vains.
- Tu sais quoi? me dit Paula dès que je m’assis près d’elle. Marie-Ange a fait le mur...
- Marie-Ange?...
- Cette nuit, il paraît.
“Chut” cria tout haut Mariette exaspérée. Nina s’était levée et bavardait avec Valentine au 3ème rang. J’entendis “Tu penses si Soeur Luce est dans ses petits souliers. D’ailleurs, Soeur Supérieure l’a convoquée et...”. Soeur Luce est la surveillante des dortoirs. Les pensionnaires en ont peur. Pas Marie-Ange apparemment. Marie-Ange qui a fait le mur! Je n’en reviens pas. Elle a osé? C’est une “grande” , elle a bien seize ans, et nous, les moyennes, on ne l’aime pas beaucoup parce qu’elle a toujours l’air de mauvaise humeur.
Une jolie fille, ça oui, moi j’admirais ses yeux bleus, ses cheveux blonds qui descendaient sur ses épaules, mais elle ne souriait jamais, elle faisait semblant de ne pas nous voir quand notre rang croisait le sien dans le couloir qui mène à la chapelle. Il se murmurait qu’elle “avait du talent”. C’est pour ça qu’elle suivait les cours d’arts décoratifs, et on avait d’ailleurs exposé ses tableaux dans la salle de fête à la fin de l’anée. Pour une fois, l’école était ouverte aux parents, aux visiteurs et ils furent nombreux. Beaucoup s’arrêtaient devant les fleurs peintes de Marie-Ange, ou devant la “Fenêtre ouverte sur le jardin” comme s’appelait une des toiles. Le jardin ceinturé d’un mur fleuri de pois de senteur. Un mur qui donnait sur l’Allée des marronniers. Un mur... était-ce par là qu’elle s’était enfuie? A force de le regarder elle avait peut-être eu envie de le franchir?..
- T’es bête, me répondit Paula, c’est pas le mur, c’est Monsieur Jaques!
Je devais être bète, car je n’avais pas pensé à lui. Lui, le prof de dessin, le seul homme admis dans cette école strictement réservée aux filles, dont les institutrices étaient célibataires ou religieuses. Femmes mariées non admises! Monsieur Jacques?.. C’est vrai qu’il avait de beaux yeux, qu’il était mince et vif. Mais vieux! Ah oui, au moins 35 ans. Enfin, Marie-Ange ne pouvait pas... n’aurait pas...et puis comment, toute seule, monter sur le mur, le redescendre, partir, où?..
- Lorraine, vous êtes dans la lune!
Melle Marie-Louise était rentrée, sa petite tête d’oiseau tournée vers moi m’interpellait. Je m’assis bien droite et croisai les mains devat moi. Elle détourna son regard et dit:
- Mes enfants, prenez la grammaire page 126, nous allons faire une analyse logique et...
Et Marie-Ange fut noyée dans le silence. Des bruits ont couru, on a trouvé une échelle couchée dans la rue derrière le mur, on n’a plus revu M. Jacques, ni Marie-Ange, Paula a entrevu les parents en traversant le couloir où se trouvent les petites salles d’attente, elle m’a dit que la maman pleurait. Soeur Supérieure était très digne. Plus tard, sûrement un ou deux ans après “le mur”, j’ai croisé Marie-Ange; elle poussait une voiture d’enfant, elle était belle et triste. Elle ne m’a pas reconnue. On n’en a plus jamais parlé.