Les chiffons (Caro¨Carito)
Virginie vient de ranger le dossier dans le tiroir en haut à gauche. Elle se lève. Rien ne traîne sur le bureau. Elle sort son portable de son sac, le rallume, pas d’appel. Une liste de courses qu’elle plie soigneusement et glisse dans la poche de son imper. Vendredi soir, fin de semaine.
Elle pose la baguette de pain près de l’évier. Vide l’égouttoir. Rien ne dépasse, rien n’a jamais dépassé. Enfant, elle avait tenu tête, tentant de distiller dans sa chambre de fillette un semblant de fouillis, pour finalement abdiquer : « Sa chambre est au cordeau, sa mère affiche un sourire lisse, inspecte avec minutie les chemisiers alignés, efface un pli imaginaire. Son père essuie une poussière sur la commode en pin. L’enfant est immobile, sa main touche le bois de l’armoire, une écharde s’enfonce dans la chair de la paume. Pas un cri. Pas même un tressaillement. »
Elle a pris soin de ne pas laisser place au moindre désordre. Le mariage avec Stéphane. L’enfant, l’appartement. Elle n’avait eu aucun mal à se soumettre aux diktats du boss, presque plus pointilleux sur l’ordre qui devait régner chaque soir sur le bureau de ses employés que sur les résultats de la boîte.
Samedi matin. Romain fait ses devoirs dans sa chambre ; dans la pièce adjacente, Stéphane range des papiers et élaborera ensuite une macro sur Excel pour les comptes de la maison. Elle entend les secousses de la machine à laver le linge. Une dizaine de minutes encore et elle ira étendre le linge dans la cour. Dans sa main une clef dorée. Un tour, deux tours, le tiroir s’ouvre. Elle y plonge ses mains et palpe les rubans, le satin et les dentelles. Une délicate odeur de vanille et une note plus discrète de magnolia s’échappent des plissés et des guipures. Elle sent sous ses doigts la fraîcheur d’un caraco en batiste et des perles qui s’échappent. Des culottes et des jarretières, des déshabillés nacrés. Deux boules de geishas et des bijoux de peau au milieu d’un fouillis de rêves et de désirs avortés. Elle caresse la couverture usée d’un livre, un Harlequin, arrivé avec un paquet Bonux, que sa mère avait jeté illico dans la poubelle de la cuisine et qu’elle avait sauvé. Entre les pages fripées, elle a un jour glissé un numéro. Il le lui avait tendu alors qu’elle s’était attardée une seconde de trop sur une affiche en partie déchiquetée ; un sex-shop proposait un festival de vieux films érotico-romains, où une Messaline, Impératrice et Putain côtoyait Les derniers jours de Claude. Il avait effleuré son avant-bras, puis ses seins et l’avait fixé avant de lui confier : « Je sais. Je suis vos désirs inavoués. » Frissonnante, elle avait alors réprimé l’envie brûlante de se coller à lui et s’était éloignée rapidement, sans oser se retourner.
Virginie ferme sans bruit le tiroir. 01.34.94.21.07 Ses doigts connaissent le chemin de ces chiffres de mémoire. Jamais, dans l’une des cabines publiques de la gare Saint Lazare, elle n’avait osé aller plus loin que le dernier 7 ; une main suspendue, l’autre tenant le combiné, elle écoutait le silence et raccrochait.
La porte de la cuisine vient de se refermer derrière elle. Le linge claque sous la brûlure du soleil. « À table, dans cinq minutes ! » Elle pose sur la table la carafe remplie d’eau fraîche, ôte une miette qui s’est égarée sur le plan de travail en pierre, respire : en apparence, tout semble parfait.