Jour de fête (suite des défis #147 et suivants) (Jo Centrifuge)
Dom et Karine tentaient de se frayer un chemin dans la foule du marché.
-Tu la vois, cria Dom?
Mais Karine, plus petite, était bien trop affairée à jouer des coudes pour tenter d'observer quoi que ce fut.
Il était déjà passé deux année depuis leur étrange enlèvement. Alors qu'ils se disputaient dans l'appartement de Dom, un drôle de petit machin à l'éclat métallique, semblant sortir de nulle part, se mit à crépiter dans un angle du plafond. Puis ce fut une nuée aveuglante et une interminable sensation de chute, pour enfin se retrouver le derrière dans les épis de blé. D'un point de vue géographique, le phénomène ne les avait pas déplacé d'un iota. Ce qui leur mit la puce à l'oreille ce fut ce vieux paysan en costume de velours à côte qui tirait à grand peine la longe d'un acrébonsouèr de tête de mule de bourricot. Lorsqu'ils reconnurent au loin les clochers et l'hôtel de ville dépouillés de tout immeuble contemporain, ils durent se rendre à l'évidence. Non, ils n'étaient pas sur le tournage d'un film historique, c'était la réalité... de 1891.
Ils s'adaptèrent plutôt rapidement à vrai dire. De toute façon leurs ventres bien vite affamés ne leur laissèrent pas d'autres choix. Karine trouva un emploi à l'usine de tissage et Dom, devenu tâcheron, louait ses bras à la journée, tantôt pour des travaux agricoles, tantôt pour des commerçants. Ils purent ainsi emménager dans un petit meublé sous mansarde. Le soir venu, ils évoquaient « le bon vieux temps » de leur futur, les yeux perdus dans la lueur vacillante d'une lampe à huile. C'est lors d'une de ces veillées qu'ils se résolurent à adresser un message. Et ils pensèrent immédiatement à cette vieille photographie que possédait Léa, leur amie commune, qui était si fière de leur conter son histoire encore et encore. C'était une vue de la chapelle Sainte Eulalie devant laquelle figurait l'arrière-arrière-grand-mère de Léa. Le ferrotype portait au dos une mention manuscrite « 1893, midi, le dimanche de la foire annuelle ». Un jour mémorable au cours duquel le photographe, fou amoureux de la trisaïeule, pris ce cliché espérant attirer ses faveurs et faire sa demande en fiançaille, blablabla... C'est dingue ce que Léa et ses histoires de famille pouvaient leur manquer...
Ils atteignaient enfin la chapelle. Le clocher sonnait moins le quart, le photographe, en redingote et chapeau melon, avait mis en place son appareillage. Le soleil de midi inondait la place où vaquaient tranquillement badauds et camelots. Resplendissante dans sa longue robe blanche, la trisaïeule de vingt ans, tout sourire sous son ombrelle, prenait déjà la pose. Des étals, la bise emportait des effluves fruités et partout des pétales de fleurs d'acacias virevoltaient dans l'air lumineux.
-On ne bouge plus!
Avec leurs tristes mines, enveloppés de haillons, Dom et Karine s'empressèrent de de se placer. Bien en vue, ils brandirent une planche sur laquelle ils avaient inscrit au charbon de bois un « Léa, tout va bien », pathétique et inutile appel au secours.
Le magnésium s'enflamma.
-Voilà, c'est fait, fit Dom dépité. J'espère que Léa saura nous voir sur cette photo.
-Et après? Reprit Karine, amère. Qu'est-ce qu'elle pourra bien faire? Personne ne pourra rien d'ailleurs.
-P'tin, le pire c'est que tu as mille fois raison...
Deux ans à attendre cet instant, espérant confusément un miracle, mais rien... A présent, ils devaient s'inventer une nouvelle vie, vaille que vaille. C'est Karine, émue par le désarroi de Dom, qui donna le coup d'envoi.
-Ah ce que j'ai mal aux pieds! Foutus sabots.
Cette supplique rasséréna Dom :
-Je t'avais dit d'y mettre plus de paille. Allez, viens, on va chez Germaine, je te paie une absinthe. C'est jour de fête, oui ou non?