Voir vert, c’est voir loin, comme dit notre conservateur… (Adrienne)
Nous avions une petite réserve naturelle. Toute petite. Vous ne la trouviez sur aucune carte et personne n’y venait jamais. Sauf quelques chasseurs, en automne et en toute impunité. Notre conservateur était un bien brave homme, doux rêveur érudit, amoureux des insectes et des petites plantes sauvages que d’autres appellent mauvaises herbes.
Puis un jour qu’il n’était plus d’accord avec la manière dont en haut lieu on voyait la gestion de notre patrimoine vert, il a donné sa démission. Une jeunesse un peu folle et beaucoup moins érudite a pris sa place. Une jeunesse qui voyait vert, qui voyait grand et qui voyait loin. En tout cas, c’est ce dont on a eu à cœur de nous convaincre.
Nous, c’est la petite troupe des bénévoles, six personnes, parfois huit. Que nous le voulions ou non, il fallait suivre notre gourou vert. Nous nous persuadions que nous trouverions la pédale de frein, en temps voulu.
Notre nouveau conservateur a d’abord agrandi son territoire : il lui fallait un royaume à la mesure de ses ambitions. Peu à peu, il nous a fait acquérir tous les bosquets, champs et prairies dont le bail se terminait. Certains vieux fermiers sans successeurs n’étaient que trop heureux de nous céder un bout de terrain : leur prix était le nôtre. Ou en tout cas celui de notre conservateur, car nous n’apprenions la chose qu’une fois que tout était réglé.
Ceux parmi vous qui ont un jour laissé un bout de jardin en friche le savent bien : ce qui pousse d’abord, ce ne sont pas les campanules. Ce sont les orties, les ronces et les chardons. A l’issue de la deuxième année, l’ancien champ de patates à côté de chez moi en était recouvert. Les fermiers des environs s’en sont plaints à la commune car il y a des lois contre le chardon.
Qu’à cela ne tienne, notre impétueux conservateur avait déjà la réponse à toutes les objections : notre réserve naturelle serait bientôt entretenue par un petit troupeau de bovidés, des Galloways. Animaux bien connus, nous assura-t-il, pour manger les ronces, les orties et les chardons. Ce n’était qu’une question de temps.
Les cinq bêtes, trois vaches et deux veaux, furent lâchées un 20 avril au son d’une petite fanfare locale et de quelques bouchons qui sautèrent. Le bonheur régnait sur notre royaume vert.
Deux autres années passèrent. Les veaux étaient devenus de belles vaches et nos cinq pensionnaires faisaient la joie des promeneurs qui venaient de plus en plus nombreux. Car j’oubliais de vous dire que nous avions balisé des promenades, installé des portillons et fait beaucoup de publicité. Les samedis et les dimanches avaient perdu leur tranquillité.
Mais les ronces et les chardons devenaient toujours plus envahissants. Non pas que nos courageuses Galloways ne fassent pas leur boulot, mais il y en avait tant qu’elles ne pouvaient pas en venir à bout. Et puis, il leur arrive aussi de manger autre chose : la ronce et le chardon, c’est bon quand il n’y a rien de meilleur à se mettre sous la dent.
Des fermiers et des possesseurs de jardins bien entretenus se sont encore plaints à la commune : ces nuées de graines de chardon qui volettent et se propagent loin, très loin, ne faisaient plaisir à personne. Ils ne rendaient dithyrambique que notre conservateur. Le chardon, répétait-il pour la énième fois, est essentiel pour la survie du chardonneret et de la vanesse du chardon. Comme leur nom l’indique.
Mais que chacun se rassure : la petite troupe des Galloways serait bientôt renforcée par l’arrivée de trois poneys Exmoor. Il avait déjà pris tous les contacts avec un éleveur hollandais.
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C’est là que nous avons en vain cherché la pédale de frein : rien n’y fit. Que la clôture n’était pas adaptée aux chevaux. Que ces poneys mangeraient d’abord et avant tout l’écorce des jeunes arbres, ruinant ainsi des années d’efforts de plantation. Qu’ils étaient beaucoup trop chers pour nos petits moyens…
Ils sont là. Officiellement seulement le 8 mai, mais les deux premiers sont déjà là. Toujours dans la prairie d’en face, celle où il n’y a ni ronces, ni chardons.
Et dès le lendemain de leur arrivée, nos jeunes frênes étaient soigneusement pelés.