E.Hopper, 1938 : Compartiment C, voiture 193… … Fin du voyage, (Mamido)
Seize heures
trente. On était en Décembre, le soleil se couchait tôt.
Dans une heure le
train arriverait en gare, pour une fois, il n’avait pas de retard.
Sans plus un regard
pour le paysage, elle se replongea dans son dossier, ne pensant à rien d’autre…
… Elle travailla
avec concentration sans se soucier du temps qui passait. Le train s’engagea
dans un tunnel, sans qu’elle y prenne garde non plus. Brusquement, toutes les
lumières du compartiment s’éteignirent, la laissant dans une obscurité totale.
Elle releva la
tête, le cœur battant, et se dressa dans ce noir absolu qui l’angoissait plus
que de raison.
Depuis l’enfance,
elle vivait avec la peur du noir : la cuisinière avait cru malin de
l’abreuver de contes effrayants peuplés de monstres, d’animaux de légende qui
dévoraient les enfants. Ils accomplissaient les pires choses dans l’obscurité…
Elle se souvenait en particulier d’une histoire qui commençait par « Il y
a un loup dans ma cuisine », que la cuisinière lui avait raconté un soir
d’orage, dans la dite cuisine. Le tonnerre résonnait, les éclairs jetaient des
éclats de feu sur le mobilier, dans la pièce privée d’électricité, créant des
zones d’ombres où elle avait bien cru voir l’animal maléfique, prêt à la
dévorer.
Et lorsqu’elle
avait voulu trouver réconfort et protection auprès de son père, celui-ci, au
lieu de la prendre dans ses bras pour la calmer, lui avait déclaré, raide et
guindé, en prenant un air compassé : « il faut vous montrer
courageuse, ma fille, et apprendre à affronter vos peurs… » Puis il avait
quitté la pièce, la laissant seule avec sa frayeur qui s’était rapidement transformée en panique.
Sa gouvernante
l’avait retrouvée, recroquevillée sous la table et paralysée par la terreur.
Elle avait du la cajoler de longues heures avant de la calmer. Depuis, même adulte,
pour dormir, il lui fallait une petite lumière. Quelquefois, la lumière de la
rue suffisait… la plupart du temps, cependant, elle laissait la lampe de chevet
allumée, toute la nuit.
… Le train
continuait à rouler, dans le noir complet. Comme elle regrettait maintenant de
ne pas avoir de compagnon de voyage, dans cette voiture ! Quelle imbécile
elle avait été, tout à l’heure, de souhaiter la solitude pour ce retour chez
elle.
Brusquement, elle
se mit debout, sentant la panique de son enfance l’envahir. Mais, cette fois-ci
elle ne resterait pas tétanisée sans bouger. Elle décida d’aller vers une autre
voiture, espérant y trouver la présence rassurante d’autres voyageurs.
Soudain, elle
aperçut une lueur dansante, dans le couloir, à sa gauche. Celle-ci se
rapprochait, projetant autour d’elle des ombres encore plus effrayantes que
l’obscurité totale dans laquelle elle se trouvait précédemment. Sa panique
monta d’un cran, la ramenant aux pires terreurs de son enfance. Elle allait
crier, se mettre à courir quand elle entendit : « Je suis le
contrôleur, Madame, nous subissons une panne de courant passagère, mais nous allons très bientôt sortir du
tunnel et comme nous serons dans la périphérie de la gare de L., nous pourrons
profiter de l’éclairage extérieur en attendant que la panne soit réparée…
Est-ce que tout va bien ? » ajouta-t-il en dirigeant le faisceau de
sa lampe électrique vers son visage.
Et tandis qu’il
prononçait ces mots, le train déboucha hors du tunnel et ils se retrouvèrent
baignés par la lueur des réverbères, installés tout au long de la voie.
Se maudissant pour
sa faiblesse, la jeune femme balbutia un « oui, oui » pratiquement
inaudible en rajustant son chapeau de feutre noir, l’abaissant un peu plus sur
son visage afin de reprendre contenance et que le contrôleur ne puisse pas trop
se rendre compte de son trouble. Elle le remercia, d’une voix encore enrouée
par l’émotion puis se retourna rapidement vers son siège afin de pouvoir
rassembler ses documents de travail et les ranger avant l’entrée en gare et
l’arrêt du train.
Comme elle se rasseyait dans la pénombre, le courant revint, inondant le compartiment, d’une lumière blafarde et crue.
Si vous désirez connaître le début du voyage, il est publié sur le blog « Mille-et-une », sous le titre « Compartiment C, voiture 193 »