DEUX ANGES (Jo Centrifuge)
Un jour mes parents décidèrent de retourner vivre en ville. Il fallait, pour mon bien, m'éloigner de la cabane de mon enfance.
Mon père l'avait construite sur la première branche d'un chêne majestueux près de la maison. J'y accédais par une petite échelle. Faite de quelques planches, le soleil de midi la transperçait de part en part. J'aimais y retrouver, dans une étincelante nuée d'anges virevoltants, mes trésors d'enfant.
Le plus précieux d'entre tous était Ambroise, un gosse de mon âge. Dans ma douce solitude d'enfant (j'étais fils unique) il était mon seul ami et confident. Il était le frère que mes parents ne pourraient plus jamais m'offrir. A vrai dire, moi seul le voyait.
Plein de candeur je parlais ouvertement d'Ambroise à papa et maman. Si cela inquiétait mon père, ma mère semblait l'accepter plus volontier, quand bien même, je le comprend aujourd'hui, ce devait lui crever le coeur de pitié à mon endroit et de culpabilité.
De plus en plus je me réfugiais dans la cabane. Aux heures les plus chaudes, assis ou couché dans les rais de lumière, je passais des heures à côté de la petite fenêtre d'où m'apparaissait Ambroise. Je lui racontait ma vie et lui me suggérait quantité de nouvelles aventures : le goût sucré des fleurs de trèfle, l'art de tresser un chapeau de paille, ou bien la science du braconnage et de la pose d'un collet...
Ma mère faillit piquer une crise de nerfs lorsqu'un soir elle me surprit tenant dans mes petites mains un ortolan tout sanguinolent. Mon père, furieux, hurla qu'il allait retirer l'échelle de la cabane. Mes larmes n'apaisèrent en rien sa colère. Mon coeur se serrait alors qu'il m'aboyait qu'Ambroise n'existait que dans ma tête, qu'il me fallait l'oublier et me faire de vrais amis.
Je me souviens avoir pleuré toutes les larmes de mon corps. Quand mes parents vinrent me trouver pour tenter de me consoler, je les vis si tristes que je me décidai enfin à leur avouer la triste histoire qu'Ambroise me ressassait à longueur de journée. Il était le fruit des amours adultères d'un juge et de sa gouvernante. Lorsque Ambroise fut pris à voler une miche de pain au marché, son père qui l'avait abandonné, las d'attendre l'oeuvre de la faim ou de la maladie, le fit pendre à un chêne, celui là même ou trônait ma chère cabane. C'était il y a des siècles. Voilà pourquoi il m'apparaissait toujours par la petite fenêtre, son triste visage vaporeux se balançant lentement dans la chaleur du soir.