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5 juin 2010

La collectionneuse / The Collector (Adrienne)

Elle a commencé très jeune. Dès le berceau, en fait. Avec un sténose du pylore* à l’âge de trois semaines. « J’aurais préféré couper dans votre ventre à vous » a dit l’homme de l’art à la mère du bébé en sortant de la salle d’opération. Le pauvre n’avait encore jamais utilisé ses scalpels pour un nouveau-né.

Elle est donc passée entre les mains de chirurgiens, y laissant chaque fois un petit quelque chose. Ses amygdales, par exemple. Ou l'appendice iléo-cæcal. Une première collection qui est à la source de toutes les autres.

Car cette première collection a ouvert la voie à une seconde, celle des mots. Les beaux, les longs, les difficiles. « Sténose du pylore », elle a dû apprendre le terme très vite, puisqu’à chaque visite médicale, piscine ou plage il se trouvait bien quelqu’un pour pointer le doigt vers la cicatrice sur son ventre et demander : « C’est quoi, ça ? »

Depuis, les mots, tous les mots, les savants, les étrangers, les argotiques, roulent dans sa gorge** et dans sa tête avec délectation.

Après les mots, les phrases. Jolie collection aussi que celle-là : les citations. Après la petite phrase du chirurgien, il y a eu celle du grand-père qui avait déjà vu mourir sa femme et ses deux petites filles : « Nous dans la famille, on ne peut pas avoir de filles ».
Et celle de sa mère qui lui répétait : « Moi j’aurais préféré avoir un fils ».

Alors, vers l’âge de cinq ans, elle s’est mise à collectionner les sentiments de culpabilité. Sûrement, les autres enfants rendaient leur mère heureuse dès leur naissance et ne lui jouaient pas de pareils tours. Sûrement les autres enfants étaient toujours bien portants et ne collectionnaient pas ainsi toutes les maladies infantiles.
Ils ne ramassaient pas chaque rhume qui passe.

Et ils ne refusaient pas une glace à la vanille sous prétexte qu’on leur avait coupé les amygdales !

Ils n’usaient pas leurs chaussures.

 

« Soyez heureuse », me dit un jour le cordonnier, trente ans plus tard, chez qui j’allais – presque en m’excusant – avec la troisième paire la même semaine, « que votre mari use ses chaussures. Vous verrez que le problème sera bien pire le jour où il ne les usera plus. »

 

* http://www.pediatric-surgery.org/stenose-hypertrophique-du-pylore

** Gorge où, grâce à l’ablation des amygdales, il y a d’autant plus de place pour laisser rouler les mots sourire12

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Commentaires
V
Un texte émouvant (terrible) avec une subtile pointe d'humour finale.<br /> Bravo<br /> Sourire<br /> Vanina
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K
Touchée moi aussi par ce "elle" tout en pudeur...
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A
merci à tous, vraiment
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S
Finalement c'est le pied !!! Ouf ! Philosophie amusante et presque rassasiante après ce gore chirurgical !
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J
J'ai connu ainsi une enfant qui a commencé par "neuroleptanalgésie"....
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W
Bis !<br /> (Je fais référence à mon commentaire sur votre blog)
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K
Merci Adrienne pour ton beau et émouvant récit..<br /> mal à la gorge , avec des mots durs à avaler.<br /> mal au ventre , avec les péjugés des autres et leurs regards .<br /> mal à son enfance, sac à porter pour la vie.<br /> mais bagage riche par ton regard acéré sur la vie<br /> mos justes découpés au scalpel..<br /> katy
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F
Que celui qui n'a jamais pêché me jette la première pierre, aïe, ça fait mal Adrienne !<br /> Merci pour ce petit rappel à l'ordre...
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V
on croule souvent sous une avalanche d'absurdités;Il faudrait vivre avec un chien des Pyrénées pour nous aider à supporter tout ça !!
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J
Tu es une de ces rares personnes qui prennent le temps d'en laisser aussi pour les autres. J'apprécie beaucoup. Alors, merci à toi.
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A
merci à tous, je suis très sensible à vos commentaires :-)
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R
beaucoup de douleurs au travers de ces mots sans pudeur,,,, derrière une sensibilité bien réelle;<br /> un vrai travail d'écriture;
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T
L'humour serait-il vraiment la politesse du désespoir ? Je vous trouve très polie .. <br /> Bravo !
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M
Des collections qui font bien mal en effet ! Des mots, des phrases qui nous poursuivent la vie durant ... <br /> Ton récit est vraiment très émouvant Adrienne !<br /> Comme Tiphaine, j'adore la chute !
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L
Parfois, par une simple phrase, les mamans font mal aux enfants qui se croient rejetés, et n'oublient pas la blessure. Tous ces sentiments de culpabilité écorchent les jeunes coeurs...qui collectionnent malgré eux les reproches. Pudique et juste, ton beau texte, Adrienne.
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P
Il est des spécialistes qui ont l'art de dissoudre ces collections (les sentiments de culpabilité).<br /> Texte émouvant et chargé de sincérité.
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J
A part le côté "parlons de médecine au petit-déjeuner" qui lève toujours un peu le coeur à la midinette que je suis, j'aime beaucoup la philosophie et l'humour de ce texte. Bravo !
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V
Il est des collections dont on se passerait bien et qui vous suivent toute une vie... Beau récit Adrienne
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Z
étonnante histoire sous tendant une blessure <br /> les mots peuvent rendre malades ou soigner<br /> (en psy on nous apprenait qu'il était possible de provoquer un ulcère à l'estomac à qq rien qu'en parlant avec lui)<br /> j'aime bp cette histoire
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T
Adrienne, ton texte tout en pudeur me touche beaucoup, et j'adore la chute... Merci !
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