Un bibliophile chez les bouquinistes (Sebarjo)
On ne peut aller à Paris sans faire un détour du côté des bouquinistes...
C'est
ce que se disait J.-S. K., qui passait le plus clair de son temps
dans les bibliothèques, étant bibliothécaire de son état.
Même
loin de son environnement professionnel, les livres occupaient
toujours une part importante dans la vie de J.-S. K, à tel point
qu'on aurait pu croire que ce grand collectionneur bibliophile
cherchait à en posséder plus chez lui que la bibliothèque dans
laquelle il sévissait...
Il
aimait à toucher le grain du papier, qu'il soit de velin enrubanné
de peau de chagrin, de chiffon parfois froissé ou simple pâte
industriel. Il se laissait emporter par les mélodies harmonieuses
composées par le bruissement fragile des pages que l'on tourne. Il
se régalait, en fin gourmet, de toutes ces nourritures célestes. Le
contact avec l'encre et les feuilles tantôt candides, tantôt
jaunies par les siècles, lui manquait... J.-S. K. n'avait plus un
seul livre dans son bureau. Un comble ! Surnommé par ces amis DJ
Ska, il était un crack de la fête électronique et, ironie du sort,
son labeur consistait en l'achat de livres et revues ...
électroniques ! Il en connaissait un rayon en la matière. Mais un
rayon sans étagères. Du virtuel, du flan, du vent, du flux RSS. Du
téléchargement PDF en direct sur PC ou clé USB. Du charabia, des
mots évanouis comme essaimisés.
Disparus tous ces cahiers reliés, encartés, l'odeur des colles
émanant des reliures. Nul besoin de papier ! Vive la fête
électronique, DJ Ska !
Dans
de telles circonstances, flâner le long des quais du bord de Seine
était un véritable plaisir pour J.-S. K. Quelle liberté de pouvoir
naviguer entre deux rives en sifflotant Le
Vent de
Georges Brassens ou en le chantonnant : si
par hasard, sur l'pont des Arts... Chiner
dans ces vieilles caisses de bois vert bouteille, toutes alignées en
rang d'oignons, le divertissait avec sérieux.
D'autant
plus qu'on nous promettait pour demain, des bibliothèques sans
livres. La mort du codex, l'avènement du pixel. Un coup dur pour un
collectionneur bibliophile, un ramasseur de vieux papiers chiffon. La
Révolution Gutenberg est bien loin. Elle courbe l'échine et ses
enfants deviennent poussières, pixels ou mégabits. Ne resteront
plus que les Archives, musées pour mammifères papivores.
Les
bouquinistes lui rappelaient un autre temps, celui de sa jeunesse.
Ils étaient pour lui comme une respiration profonde au coeur de la
ville, un silence dans la folie numérique qui gagnait le monde, sa
rêverie de promeneur solitaire. Il aimait observer ces iguanodons du
livre, ces diplodocus encyclopédiques, ces bêtes rares et curieuses
mais si précieuses.
Celui
qui lui faisait actuellement face, avait une
gueule comme
l'aurait dit Lautner. Avec sa casquette bleu de Chine, sa barbe folle
et sa vieille pipe en bois dans le bec, il ressemblait à un marin de
la fin des terres armoricaines. L'illusion était presque parfaite,
avec ces quelques goélands qui survolaient le fleuve derrière lui.
Un vent
soudain,
un vent maraud,
ravivait les joues de J.-S. K. Une chaleur mêlée d'un frisson monta
en lui. Il était heureux. Tout simplement.
J.-S.
K. farfouillait dans une des barques à livres et caressait avec
précautions des vieux papiers qui se cassent si l'on y prend garde,
se brûlant les doigts. Quelle ivresse ! Quelle intensité ! Ce qui
est amusant lorsqu'on prend le temps de fouiner, c'est qu'en général,
on trouve tout ce qu'on ne cherche pas, parce qu'on n'y a pas pensé.
Suivant cette logique inconsciemment, J.-S. K. réalisa qu'il avait
entre les mains, des vieux guides touristiques désuets, illustrés
de photographies aux couleurs criardes qui donnaient aux lieux à
visiter des airs surréalistes. Amusant. Certes...
Toutefois,
il recherchait plutôt des recueils de poésie de maîtres illustres
ou de rimeurs inconnus. De barque en barque, il naviguait sur une mer
de livres et papiers en tout genre. Ainsi, il tomba sur ce curieux
fascicule : Vertus
médicinales des herbes folles en pays de Brocéliande,
d'Erik Azarail. Editions Ouest- Eklair de 1922. C'était drôle
encore une fois, car J.-S. K. se rappelait en avoir vu, au début de
sa carrière en bibliothèque, des centaines d'exemplaires oubliées
sur une étagère en chêne au fin fond d'un magasin en sous-sol. Il
se souvenait de l'ambiance de ces lieux. Mystérieuse. Une voûte de
pierres était au centre de cette pièce et les recoins dans l'ombre
dévoilaient d'anciens passages secrets éboulés, débouchant jadis
au coin d'une rue étroite ou au pied d'une église mystique, de
l'autre côté de la rivière. Retrouver ce petit florilège de
plantes communes déclencha en J.-S. K. une émotion minuscule et
inattendue, d'autant plus lorsqu'il vit le prix auquel il était
vendu...Majuscule !
De
page en page, de couverture en couverture, il attaqua un bac rempli
de vieilles partitions en tout genre. Et se cachant derrière les
derniers succès de Maurice Chevalier, Berthe Sylva, Georges Guétary,
Lucienne Delyle et autres vedettes du music-hall, d'autres curiosités
l'attendaient encore. Il se retrouva nez à nez avec des compositions
de Gus Viseur. C'était pour de l'accordéon, du musette d'accord,
mais qui vire manouche. Il y avait du swing chez Gus. Le jazz
manouche a longtemps été très lié à l'accordéon. J.-S. K.
n'oubliait pas que le grand Django avait fait ses premiers accords en
public sur un banjo, pour accompagner des maîtres du flonflon, dans
des bistrots du 13 ème. Flambée
montalbanaise, Soir de dispute, Swing valse...Que
de petites merveilles ! J.-S. K. se délectait et se dit qu'il
essaierait bien de les mettre dans sa guitare. Il les mit donc de
côté et farfouilla encore et encore, espérant trouver d'autres
perles. Emporté par les mélodies de tous ces vieux papiers, il ne
vit pas que la nuit commençait à tomber. Les coffres à trésor se
refermaient pourtant les uns après les autres et faillirent croquer
ses petites mains curieuses. Ce n'est que lorsque le bouquiniste lui
spécifia qu'il fermait, que J.-S. K. sortit de son rêve éveillé.
Il paya ses petites merveilles musicales, les rangea soigneusement
dans son sac en bandoulière et partit. Il fallait qu'il se dépêche
pour ne pas rater son train. Car, J.-S. K. n'était pas parisien, ni
même banlieusard. Il habitait beaucoup plus loin, là-bas tout
là-bas où le soleil se couche, à la pointe ... de la technologie.