selles de crime (Poupoune)
Contrairement à d’habitude, les
curieux ne semblaient pas vouloir plus que ça saloper la scène de crime
pour voir le macchabée. Et par « curieux », je veux aussi bien dire les
badauds et le voisinage que toute la ribambelle d’agents et officiels
de tous poils qui ne manquent jamais de venir coller leurs empreintes
de pieds et leurs cendres de cigarettes partout, quand c’est pas pire…
A l’heure des tests ADN, des fichiers automatisés d’empreintes et des
analyses infaillibles de poils de cul et crottes de nez, on croit
qu’une enquête se résume à ramasser de la poussière sur les scènes de
crime, la mettre dans des tubes à essai et tapoter sur un ordinateur,
mais on oublie toujours qu’avant tout sur une scène de crime, y a des
gens qu’ont rien à y faire. Bien souvent, le temps que les gars du labo
fassent le tri et arrivent à isoler les saloperies qui éventuellement
pourraient être en lien avec le crime et pas avec les pollueurs de
passage, l’enquête est bouclée. Un jour, comme ça, croyez-moi si vous
voulez, il a été retrouvé sur une scène de crime de « la matière fécale
», comme ils disent, qui appartenait, tenez-vous bien, à l’épouse du
premier inspecteur arrivé sur les lieux. Et elle a été très vite
innocentée. Elle avait simplement laissé traîner par mégarde un peu de
merde sur son mari qui l’avait malencontreusement déposée près d’un
cadavre. Allez comprendre…
Mais là, pas d’agitation à proximité des
rubans, pas de foule qui passait et repassait dessous et tout le monde
se tenait bien sagement à l’écart. Assez inédit. Une bonne surprise.
J’ai senti en approchant que ce serait sans doute la seule. Je l’ai
vraiment senti, au sens propre. Ça ne sent jamais bon, un cadavre, sauf
exception – comme cette fois où le corps avait été camouflé sous des
pétales de roses tout frais, camouflage pour le moins saugrenu et
surtout raté au fond d’une ruelle pavée – mais là l’odeur était
particulièrement âcre et agressive. Et on était encore relativement
loin du corps – on ne l’avait même pas encore en visuel. Je suis allée
vers l’agent qui semblait surveiller l’entrée, tout en snifant du baume
du tigre par pur snobisme. Il était d’usage d’avoir une quelconque
solution mentholée dans les poches pour qui bossait en contact fréquent
avec la mort, mais le baume du tigre, c’était juste pour me la péter un
peu. J’en avais ramené un stock d’un voyage en Thaïlande des années
plus tôt, mais je me contentais de le sniffer alors mon stock était
intact et les gens pensaient que j’arrêtais pas de voyager en Asie… ou
chez les frères Tang.
J’ai demandé à l’agent – qui s’était
carrément rempli les narines de coton imbibé de menthol – de me briefer
rapidement avant d’entrer :
- Ben… c’est assez… euh… enfin…
- Oui ?
- Cradingue.
- Ah ?
- Oui.
- Mort depuis longtemps ?
- Ben c’est dur à dire, en fait j’ai pas bien vu le corps et…
- Ouais mais bon, à l’odeur…
- Oui, alors en fait, l’odeur…
- Quoi ?
- Ben quelqu’un a… euh… déféqué, en quelque sorte.
- « déféqué en quelque sorte » ?
- Voilà.
- Où ça ?
- Ah, ben… sur la scène de crime.
- Quelqu’un a fait caca ?
- Voilà.
- Rassurez-moi : quelqu’un qui n’a rien à voir avec la police ?
- Ah non ! Quelqu’un qu’a fait avant qu’on arrive !
- Ah…
- Oui.
- Bon. Rien d’autre ?
- Comme ? Pipi ?
-
Ou comme « le corps a été découvert par untel », ou « le légiste a été
appelé » ou des trucs comme on dit quand on découvre un corps, voyez le
genre ?
- Ah oui, pardon… alors personne a découvert le corps, en
fait, on a été appelés à cause de l’odeur… et je me renseigne pour le
légiste.
- Bien… merci.
J’ai passé les rubans pour accéder à la
scène de crime proprement dite. Je me suis refait une sniffette de
baume du tigre, ça refoulait vraiment sévère… et effectivement, ça
sentait la merde plus que la mort. Maintenant je me rendais bien
compte. J’ai poussé la porte…
Quelle chierie ! De la merde par-tout
! Du sol au plafond, étalée sur les murs, en tas de-ci de-là et en
quantité autour, sur et sous le corps. Au moins on aurait de l’ADN et
probablement une idée assez précise de tout ce que le chieur aurait
mangé ces… combien ? huit ? dix ? quinze derniers jours ? En tout cas,
notre assassin avait une sacrée chiasse. Ou alors il avait préparé
longuement sa mise en scène… à moins qu’on ait affaire à toute une
bande de tueurs chiatiques. Le légiste, en arrivant pendant que je
replongeais le nez dans mon baume du tigre, a très bien résumé le fond
de ma pensée :
- Et ben… on n’est pas dans la merde !
J’ai
commencé à ricaner bêtement et je comptais répondre par une réplique au
moins aussi fine, mais quelque chose m’a attiré l’œil et mon bon mot
est resté à l’état de bonne intention. Un coup d’œil au légiste a
confirmé que j’avais bien vu ce que je croyais avoir vu. Son expression
s’était figée entre le sourire et l’étonnement.
- Il est… ?
- Ouais.
Notre cadavre respirait.
Perspicace,
l’agent qui avait alerté la Crim’ et le légiste. J’ai sorti mon
téléphone pour appeler l’ambulance en invitant d’un geste le légiste à
s’approcher du merdeux. Après tout, c’était lui le médecin, hein. Je me
suis approchée aussi, il fallait bien le questionner s’il était
conscient, et il a semblé se réveiller… je lui ai demandé ce qui
s’était passé et il a répondu :
- Y a plus de papier.
Une affaire vite torchée, en somme.