Un monsieur attendait (Joe Krapov)
Olivier commençait à trouver le temps un peu long. A vrai dire, il attendait depuis trop longtemps maintenant la jeune femme qui lui avait donné rendez-vous dans ce café sans lui fixer le jour exact de sa venue. Cela faisait plusieurs jours déjà qu’il venait à l’heure dite s’asseoir près de la fenêtre dans ce bistrot dont la vue donnait sur les quais humides. Aujourd’hui, c’était la Saint-Médard et il pleuvait.
Il aurait pu mettre sa main à couper que, quarante jours plus tard, il pleuvrait encore dans ce port breton où il avait amarré son bateau. Par contre, que celle qu’il avait surnommée « la truite » serait devenue alors sa maîtresse, ça il commençait à en douter sérieusement. Cela faisait trop de temps maintenant qu’il venait boire son jus tout près du perroquet où pendaient les chapeaux des clients.
Il se sentait gros Jean comme devant. Et pourquoi d’abord devait-il se mettre la ceinture alors que, dans une rue derrière, il l’aurait juré, il y avait de la demoiselle de bas étage qui n’attendait que ça, l’amour à la « vas-y papa », des reines de l’allumette polka qui se bougeaient les fesses pour bien moins que trois cent millions.
Mais Olivier préférait attendre encore. Quand on va chercher de l’or, on ne s’arrête pas auprès de la première marchande de poisson venue pour contempler son nombril en forme de cinq, on ne va pas au bal des gens de maison faire la jolie foire, courir les quatre jupons ou écouter la complainte des filles de joie.
Il avait rencontré la belle Arabelle chez les barons de Ballencourt. L’étrange concert de Marie Scandale, la violoncelliste, avait été suivi de la Bacchus-bourrée qu’Eugénie de Beaulieu avait dansée près de la pendule. Puis ce fut la complainte mécanique des boîtes à musique d’Arabelle qui scanda les mouvements lascifs de Dolly 25 pendant qu’elle faisait du strip-tease.
Tandis que les autres messieurs dansaient, tout en restant sagement assis, la gavotte des bâtons blancs que retenait mal leur Eminence, lui avait flashé sur l’élégante musicienne qui faisait sortir de la boîte à Pandore les quatre vents de la beauté.
Et maintenant, c’était la chanson pour un jour de pluie ! Un monsieur attendait la souris d’Angleterre, la reine des Amazones qui lui posait lapin !
Olivier s’énerva. C’était la première fois qu’on le traitait ainsi. Tout en glissant un billet dans la soucoupe, il ramassa sa page d’écriture, salua ses compagnons des mauvais jours et sortit dans la nuit.
Ici, deux fins possibles : Il va se laver les dents, enfile son pyjama, s’allonge et elle n’a pas le temps de lui chanter « Frère Jacques » qu’il est déjà endormi.1) Olivier William se rend dans l’établissement louche évoqué plus haut. Le boxon porte l’enseigne du « Bateau-lavoir ». A l’intérieur, son choix se porte sur une prostituée prénommée Barbara mais avant qu’il ait pu dire quoi que ce soit, quelqu’un s’interpose. C’est un grand marin noir. Olivier craque. Il lui donne des coups de parapluie, le pugilat dégénère : le marin lui tranche la gorge d’un coup de rasoir. Bonjour l’assassinat ! Le commissaire réclame une autopsie et on emmène le corps à la morgue. Là, par pudeur pour la jeune stagiaire Tiphaine Le Dantec qui s’écrie « Jésus Marie Joseph !» en voyant arriver ce qui reste de monsieur William, Patrick, l’Irlandais du service, pose son chapeau breton sur le bâton blanc d’Olivier.
2) Olivier Lepetit, retraité breton, rentre chez lui. Son bateau s’appelle La Marie-Joseph. A bord, sa femme l’attend dans son grand lit blanc.
- Bonsoir mon grand ! lui lance-t-elle. Quelle chanson es-tu allé vivre aujourd’hui ?
- Un monsieur attendait ! Et toi, qu’as-tu fait ma douce ?
- Oh moi ! Monsieur Lepetit le chasseur, comme d’habitude !