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Le défi du samedi
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13 février 2010

Le rouge qui tache (Stipe)

Je le savais que j'aurais du prendre un taxi. Y'a le vent qui commence à se lever et je sens déjà l'inodore de la pluie. On regrette souvent de prendre un taxi, mais on regrette toujours de ne pas l'avoir pris. A la lueur d'un réverbère, je trouve ma casquette dans mon sac, au milieu des restes de mon quatre heures. Avec elle sur la tête, je me sens aussi armé face aux intempéries qu'un dresseur de fauves avec un cure-dents face aux lions. La nuit, à pied dans le vent et la pluie, on a toujours l'air d'un con.

Plus loin, un type arrive à ma rencontre. Je crâne pas trop, même avec une casquette au pépito je ne crâne jamais trop. J'ai toujours eu la frousse de mon ombre mais j'ai encore plus peur de celle des autres, surtout la nuit. Surtout quand il s'agit de l'ombre d'un putain de clochard. Je déteste les clochards. Faut toujours qu'ils viennent vous parler, vous raconter leur vie et vous faire culpabiliser d'avoir un toit et un frigo rempli. Je regarde droit devant moi, à travers lui, loin, le plus loin possible. Lui en revanche, il semble me voir…

Il s'arrête devant moi, me barrant franchement le passage, et me salue. Je continue à feindre d'ignorer sa minable existence mais déjà il me tend sa main et me souris. Merde, il joue le gentil vagabond, je suis piégé. Je lui tends la mienne, comme un compromis, déjà une négociation. Il la saisit avec l'empressement d'un pirate qui découvre le trésor; je le vois déjà partir en courant dans un rire sardonique, ma main sous le bras, satisfait de son larcin.

La sienne est molle et sale, un frisson de dégoût me parcourt l'échine à l'instant du contact. Il sent le chien mouillé. Le chien galleux et pourri et mouillé. Je tâche de ne pas penser à toutes les saloperies qui habitent sa paume, dieu seul sait ce que ça tripote de dégueulasse, un clochard. Il me l'agite longuement et me dit s'appeler Dédé mais qu'en vrai c'est Denis. Je lui réponds qu'enchanté Dédé et que moi je m'appelle Sébastien alors que je ne m'appelle pas Sébastien. Mais j'imagine qu'il ne va pas me demander mes papiers. Il commence à me dire qu'il habite dehors mais que c'est la belle vie, je sais ? Nan je sais pas, je lui réponds qu'il en a de la chance, que moi j'ai un toit. Et il se marre, ce con. Je tente un subtil retrait de ma main mais me rends compte qu'il me la bloque en appuyant dessus avec son pouce. Je joue la décontraction et nous restons dans cette position ridicule, et déjà quelques gouttes de pluie viennent ajouter au grotesque de la situation.

Son odeur pestilentielle me squatte les narines, je me demande si la pluie va le laver un peu ou au contraire vivifier ses relents nauséabonds. J'opte pour la seconde solution, un clodo ça schlingue en toutes saisons.

 

Si j'habite dans le coin ? Ca dépend. Disons plutôt non. Pas que je craigne qu'il me trace jusqu'à chez moi, mais j'ai pas envie de lui servir un sujet de discussion tout cuit et de philosopher avec lui sur l'urbanisme du treizième arrondissement…

Non, j'ai pas de cigarette Monsieur, j'ai arrêté de fumer il y a trente secondes. Oui on dirait qu'on va se prendre l'orage et oui c'est de saison remarquez. Maintenant retire ta main qui pue. Lâchez-moi, toi et tes odeurs. En effet Dédé il va falloir trouver un endroit à l'abri pour la nuit, mais c'est quand même pas de ma faute s'il pleut et si t'es SDF.

Je n'en peux plus de sa crasse, de son sourire niais, de sa main qui me souille et de sa vie miséreuse. Alors quand il me demande ce que je fais comme boulot, je retire ma main d'un coup sec et la lui colle dans la tronche. Je suis employé de banque. Avant qu'il ne me demande mon âge, je lui fous mon poing sur le nez. Il s'affale sur le trottoir, y crache du sang ou du vin, que sais-je, mais du rouge qui tache. J'ai 38 ans. Je lui balance un coup de pied dans son foie de poivrot. Je suis divorcé depuis plus de 3 ans. Je lui écrase la mâchoire avec mon talon. J'ai un chat. Encore un coup de talon. Je suis verseau. Un autre. J'ai une carte de fidélité Ikea. Je suis O négatif. J'ai un frère et deux sœurs. Je suis allergique aux graminées. J'ai. Je suis.

Je m'arrête quand ses os ne craquent plus et que mon CV est terminé. Et je cours. Vite, loin. Je cours sans m'arrêter. Je cours des heures. Sans me retourner. Je cours des jours. Sans dormir, sans respirer.

Je cours depuis des semaines.

 

Ca fait trois mois que je vis sous les ponts. J'ai un toit, avec des voitures à crédit qui roulent dessus. Le temps tourne à l'orage, les saisons ne connaissent pas la crise.

Un homme s'approche, il ne me voit pas. Je vais à sa rencontre. Je m'arrête devant lui. Il n'a rien à craindre, je suis un gentil, moi. Je lui tends la main.

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Commentaires
T
tu vas avoir du mal à te défendre d'avoir un fond humaniste, après ça ! :))
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R
c'est étrange le sentiment qui me suit à la lecture de ce texte. a la fois un bien fait pour lui (le narrateur) mais aussi une remise en question (du lecteur )<br /> un texte à étudier de plus prés<br /> <br /> "La nuit, à pied dans le vent et la pluie, on a toujours l'air d'un con"... c'est bien vrai !
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K
C'est diablement mené...
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O
Je me doutais bien que tu t'étais mis à boire ;~)
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J
Bon alors là, si c'est pas la crise, hein ?<br /> <br /> Le commentaire de Walrus m'a tuer !
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M
La boucle est bouclée ! Comme le dit Jakline un texte dérangeant et très très prenant ! Cela donne à réfléchir!
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V
C'est un très bon texte, Stipe. Bravo!
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P
OUf ! Magnifique, on reste en haleine (parfumée, bien sûr) tout le texte. Poignant et violent.
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P
Vous me donnez raison, j'ai bien plus peur d'un employé de banque que d'un clochard. Je n'ai jamais été floué par un clochard, en revanche, un banquier... même oint d'un after-shave délicat... ça reste un banquier...<br /> Savoir en qui placer sa confiance...
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W
Ah, ça m'a fait souvenir d' Orange Mécanique, un film comique du temps de ma jeunesse...
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V
ça dégoûte et ça fait rire à la fois! Bravo Stipe, je te serrerais bien la main, mais...
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J
Terriblement dérangeant, terriblement prenant.
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M
J'aime beaucoup forme et fond !<br /> Je me suis sentie saisie par le genre de culpabilité qu'on éprouve en passant près d'un SDF...et par la révolte qui suit cette culpabilité...
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A
Brrrr! c'est...glaçant et excellent! Bravo!
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F
"je sens déjà l'inodore de la pluie" <br /> C'est la première que j'ai relevée, mais il y en a tellement ... <br /> <br /> Superbe !
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J
Un bijou de texte, stipe. Il me faudrait toute la soirée pour souligner toutes tes astuces littéraires, mais bon, je suis sûre que toi, tu le sais déjà. C'est vraiment très pro. Et je t'assure que c'est un compliment. Bravo !
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Z
ouah ! <br /> tous les matins je fais un détour pour éviter un gars pas sdf mais avec odeur qui m'a à la bonne et veut toujours me serrer la main. je n'avais pas envisagé de m'en débarrasser comme çà...je vais y réfléchir
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P
l'arroseur arrosé ? AH AH AH.<br /> <br /> ...<br /> <br /> (fiou...)
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