Le rouge qui tache (Stipe)
Je le savais que j'aurais du
prendre un taxi. Y'a le vent qui commence à se lever et je sens déjà l'inodore
de la pluie. On regrette souvent de prendre un taxi, mais on regrette toujours de ne pas l'avoir pris. A la lueur
d'un réverbère, je trouve ma casquette dans mon sac, au milieu des restes de
mon quatre heures. Avec elle sur la tête, je me sens aussi armé face aux
intempéries qu'un dresseur de fauves
avec un cure-dents face aux lions. La nuit, à pied dans le vent et la pluie, on
a toujours l'air d'un con.
Plus loin, un type arrive à ma
rencontre. Je crâne pas trop, même avec une casquette au pépito je ne crâne
jamais trop. J'ai toujours eu la frousse de mon ombre mais j'ai encore plus
peur de celle des autres, surtout la nuit. Surtout quand il s'agit de l'ombre
d'un putain de clochard. Je déteste les clochards. Faut toujours qu'ils
viennent vous parler, vous raconter leur vie et vous faire culpabiliser d'avoir
un toit et un frigo rempli. Je regarde droit devant moi, à travers lui, loin,
le plus loin possible. Lui en revanche, il semble me voir…
Il s'arrête devant moi, me
barrant franchement le passage, et me salue. Je continue à feindre d'ignorer sa
minable existence mais déjà il me tend sa main et me souris. Merde, il joue le
gentil vagabond, je suis piégé. Je lui tends la mienne, comme un compromis,
déjà une négociation. Il la saisit avec l'empressement d'un pirate qui découvre
le trésor; je le vois déjà partir en courant dans un rire sardonique, ma main
sous le bras, satisfait de son larcin.
La sienne est molle et sale,
un frisson de dégoût me parcourt l'échine à l'instant du contact. Il sent le
chien mouillé. Le chien galleux et pourri et mouillé. Je tâche de ne pas penser
à toutes les saloperies qui habitent sa paume, dieu seul sait ce que ça tripote
de dégueulasse, un clochard. Il me l'agite longuement et me dit s'appeler Dédé
mais qu'en vrai c'est Denis. Je lui réponds qu'enchanté Dédé et que moi je
m'appelle Sébastien alors que je ne m'appelle pas Sébastien. Mais j'imagine
qu'il ne va pas me demander mes papiers. Il commence à me dire qu'il habite
dehors mais que c'est la belle vie, je sais ? Nan je sais pas, je lui réponds
qu'il en a de la chance, que moi j'ai un toit. Et il se marre, ce con. Je tente
un subtil retrait de ma main mais me rends compte qu'il me la bloque en
appuyant dessus avec son pouce. Je joue la décontraction et nous restons dans
cette position ridicule, et déjà quelques gouttes de pluie viennent ajouter au
grotesque de la situation.
Son odeur pestilentielle me
squatte les narines, je me demande si la pluie va le laver un peu ou au
contraire vivifier ses relents nauséabonds. J'opte pour la seconde solution, un
clodo ça schlingue en toutes saisons.
Si j'habite dans le coin ? Ca
dépend. Disons plutôt non. Pas que je craigne qu'il me trace jusqu'à chez moi,
mais j'ai pas envie de lui servir un sujet de discussion tout cuit et de
philosopher avec lui sur l'urbanisme du treizième arrondissement…
Non, j'ai pas de cigarette
Monsieur, j'ai arrêté de fumer il y a trente secondes. Oui on dirait qu'on va
se prendre l'orage et oui c'est de saison remarquez. Maintenant retire ta main
qui pue. Lâchez-moi, toi et tes odeurs. En effet Dédé il va falloir trouver un
endroit à l'abri pour la nuit, mais c'est quand même pas de ma faute s'il pleut
et si t'es SDF.
Je n'en peux plus de sa
crasse, de son sourire niais, de sa main qui me souille et de sa vie miséreuse.
Alors quand il me demande ce que je fais comme boulot, je retire ma main d'un
coup sec et la lui colle dans la tronche. Je suis employé de banque. Avant
qu'il ne me demande mon âge, je lui fous mon poing sur le nez. Il s'affale sur
le trottoir, y crache du sang ou du vin, que sais-je, mais du rouge qui tache.
J'ai 38 ans. Je lui balance un coup de pied dans son foie de poivrot. Je suis
divorcé depuis plus de 3 ans. Je lui écrase la mâchoire avec mon talon. J'ai un
chat. Encore un coup de talon. Je suis verseau. Un autre. J'ai une carte de
fidélité Ikea. Je suis O négatif. J'ai un frère et deux sœurs. Je suis
allergique aux graminées. J'ai. Je suis.
Je m'arrête quand ses os ne
craquent plus et que mon CV est terminé. Et je cours. Vite, loin. Je cours sans
m'arrêter. Je cours des heures. Sans me retourner. Je cours des jours. Sans
dormir, sans respirer.
Je cours depuis des semaines.
Ca fait trois mois que je vis
sous les ponts. J'ai un toit, avec des voitures à crédit qui roulent dessus. Le
temps tourne à l'orage, les saisons ne connaissent pas la crise.
Un homme s'approche, il ne me
voit pas. Je vais à sa rencontre. Je m'arrête devant lui. Il n'a rien à
craindre, je suis un gentil, moi. Je lui tends la main.