La boîte (Kloelle)
<p><p>Elle passait chaque lundi matin à la même heure</p></p>
Elle passait chaque lundi matin à la même heure. La rue, déjà peu animée, était le plus souvent déserte et j’avais pris l’habitude d’oublier mes livres et mes tableaux pour l’observer. Le même imperméable bleu de Prusse soigneusement boutonné, des chaussures d’un autre temps ou d’une autre contrée et ce cabas fermement ramené contre la poitrine, improbable matrice à contenir tous les rêves du monde. Je me souviens qu’elle peinait à avancer, donnant à chacun de ses pas l’impression d’arriver au terme d’un long voyage. Le bout du monde dans une rue où les éclaboussures d’essence défiguraient chaque recoin…
C’est arrivé au numéro 24, devant les grilles d’une maison de longue date abandonnée, que les choses prenaient une tournure étrange dont je désespérais de découvrir jamais la signification. Du cabas, elle sortait une enveloppe, blanche, lisse, quelconque, une à ne rien vouloir accrocher des extravagances de notre monde. Elle la glissait alors avec le plus grand détachement dans la boite aux lettres et poursuivait son cheminement, sans se retourner.
On se damne à tirer les fils désordonné de sa curiosité. Qui était cette femme singulière, que contenaient ces lettres et par quel étrange processus, la boite, jamais surchargée, se trouvait prête à accueillir semaine après semaine ces ponctuelles missives.
La maison était inhabitée, j’en avais eu la confirmation. Il m’était bien sûr venu la tentation d’approcher, de tenter de d’ouvrir la boîte, de forcer ses secrets, mais j’étais resté à chaque fois immobile, les bras ballants, incapable de briser ce rythme qui semblait m’assujettir en dépit de tout.
Le premier lundi où elle ne vint pas, le vide prit place en moi toute la journée et je m’endormis avec le sentiment d’avoir été dépossédé, puis les jours passèrent et je finis par m’approcher de la boite. Curieusement elle ne me résista pas.
La déception s’engouffra si vite que j’eus la tentation de la refermer aussitôt : elle était vide.
Puis, mon regard fut
attiré vers quelques mots gravés à même le
bois, sur le fond : ICI MEURENT ET RENAISSENT LES RÊVES.
Les premières enveloppes qui arrivèrent dans ma boite aux lettres me surprirent à peine. Les rêves d’amour étaient souvent dans des enveloppes roses, les rêves de statut social dans des enveloppes plus sérieuses, les rêves d’enfant me plaisaient particulièrement. J’avais compris sans plus de complication qu’il me fallait les ouvrir et les mettre dans ces petites enveloppes blanches, uniformes, épurées. Tous les lundis, je traversais la ville pour me rendre dans cette ancienne rue piétonne aux si nombreux commerces désertés. C’est dans la boite très banale d’une ancienne mercerie, au rideau de fer baissé, que je glissais ma lettre.
Dire combien d’années je me suis acquitté de ma tâche, je ne sais pas exactement. Je pose des rêves, d’autres les emportent et tentent de les faire renaitre ailleurs. Je n’ai pendant toutes ces années jamais cherché à savoir qui venait, chaque semaine, prendre mon offrande blanche.
Depuis quelques temps, je me demande si quelqu’un détaille, derrière la fenêtre d’un des immeubles alentour, le vieux monsieur que je suis devenu. Je crois que le temps du passage est arrivé. L’autre matin, il y avait cette inscription sur ma boite aux lettres.
Prenez mes rêves et portez les loin.