Le testament du calligraphe (Moon)
On a retrouvé dans une maison de Fès le testament du calligraphe Abd al Karim al Zahrani. Seules quelques parties de ce texte subsistent, le reste ayant été masqué par des taches d'encre répandue sur le papier.
12 Rajab de l'an
1122 de l'Hégire
Mon fils,
L'encre de ma vie
disparait à présent. La page redeviendra bientôt blanche et le papier finira
par retomber en poussière. Le royaume des lettres sacrées m'attend à présent.
Je peux partir
puisque j'ai fini il y a deux mois le Mumyat al Abir que j'avais commencé il y
a longtemps. L'interprétation des rêves par Ibn Jabir al Gassani, son auteur, a
grandement stimulé mon imaginaire et les enluminures de ce texte sont, je
crois, les plus belles que j'ai jamais faites.
Je veux avant de
m'éteindre te donner quelques uns de mes secrets...
.... choisir ton
papier. Te souviens tu comment je le
choisissais ? En le caressant, les yeux fermés, j'écoutais son bruit. Je crois
que je peux reconnaitre l'origine de chaque papier à l'oreille. Comment te dire
?
Celui de Fès, la
ville aux quatre cents moulins à papier, a le son le plus beau : fshssssshhht, comme un souffle de vierge
endormie.
Celui de Sebta
chante au crépuscule comme les martinets. Il dit : hisssssssshhhhhhhhhh
Celui des Andalous
de Jativa accroche ton oreille au début mais donne sa douceur ensuite, femme
vaincue : crefffffffffffffshhhhhhsh
Et celui de Fabriano,
lisse mais sec, que je gardais pour les ouvrages mineurs, soupirait avant tout,
comme une vieille lavandière : ffffffffffffffffffffffft
Les autres papiers
ne sont qu'ombres et froissements aux mots de nos grands penseurs.
Les unis de Fès,
au grain si velouté, aux fibres ordonnées siéent bien au regard de ton
enluminure, ils apportent la lumière qui forcera ton or et tendra ton lapis.
Tu pourras y poser
tes couleurs pierres, terres, bêtes et plantes sans que les contours ne fusent
ou se mélangent.
Tes titres, ors ou
blancs, s'y dresseront en toute majesté au cœur des ......
... le plaisir
d'avoir dans ta main le qalam, roseau poussé au bord de l'oued.
Tu as appris à le
préparer et le tailler mais n'oublie pas que tu dois choisir pour chaque texte
si tu privilégies l'un ou l'autre de ses becs : le sauvage à droite, l'humain à
gauche. Pour les textes sacrés équilibre-les, mais pour la philosophie insiste sur
le bec gauche, pour la poésie sur le bec droit.
N'oublie pas
l'adage qui dit "Mets souvent ton qalam sur ton oreille, il te dictera ce
que tu dois écrire".
Sache aussi que,
même si j'ai vénéré mes qalams, j'ai
emprunté aux infidèles quelques unes de leurs plumes qui ont donné à mes livres
un tour que n'avaient pas mes amis calligraphes.
C'est un lettré de
France, voyageant en nos contrées, qui m'a appris que les plumes de corbeau, de
coq de bruyère et de canard étaient utilisées pour les écritures fines alors
que les plumes de vautour et d'aigle magnifiaient les écritures à traits épais.
Il me reste
quelques exemplaires de chacune, qu'un marchand juif m'a rapportées et tu les
trouveras...
...tes couleurs
avec amour.
Comme soleil et
lune alternent au ciel béni, place tes couleurs côte à côte car le bleu exalte
l'orange, le vert soutient le pourpre.
Mais la couleur de
l'ornement, la lumière sur les mots, c'est ton or que tu prépareras avec grand
soin.
C'est la couleur
du beau, du grand.
Rappelle toi que
l'on disait du vizir Jafar El Barkami qu'il était beau comme l'or que le doreur
étalait sur le livre.
Les arabesques
soulignées d'or entraineront l'œil du lecteur dans leur tourbillon et ...
Son fils Al Majoub al Fasi fut l'un des meilleurs calligraphes du sultan Mohamed Ben Abdallah qui lui commanda sept versions du Coran.