L'abomination des collines (Jo Centrifuge)
Nul n'aurait pu me préparer aux évènements qui se déroulèrent cet été 1974. Ce que je vécus alors ébranla mon esprit à un point tel que je ne supporte plus les blagues de carambar.
A l'époque un syndicat intercommunal m'employait, avant de procéder par préemption, à négocier auprès de certains paysans du haut Forez, plusieurs parcelles de terres dans le but de constituer un vaste périmètre de protection autour de réservoirs d'eau potable. A bord de ma vieille 2CV, je sillonnais donc un morne pays fait de collines sans arbres surplombant Montbrison et la région stéphanoise. Après quelques heures de méchante route, sous un ciel bas, je traversais un paysage désolé, tanné par un vent glacial. De loin en loin un maigre bétail paissait dans la bruyère et les tourbières annonçant une ferme. Je m'arrêtais alors et tachait de persuader un couple de vieux campagnards de céder leur terre ancestrale au syndicat. Cela me valait au mieux une rasade d'une gnôle infâme et, au pire, d'être reconduit sans ménagements.
Le 24 juin, alors que se concluait heureusement une de ces transactions on m'avertit des phénomènes étranges aperçus plus haut dans les collines. On me dépeint en chuchotant d'étranges lueurs survenues après la chute de ce que je devinais être une sorte d'aérolithe. Il serait tombé à proximité immédiate d'une estive délabrée qu'il me fallait pourtant visiter. On m'avertit enfin de la quasi démence qui frappait depuis lors son propriétaire et de l'étrange comportement de son bétail.
Plutôt amusé de constater comment un phénomène aérien somme toute banal pouvait ébranler des esprits que je pensais frustes et superstitieux. Je ne tins aucunement compte des mises en garde pourtant amicales qui me furent adressées. Bien mal m'en prit. Je poursuivis ma route à la recherche de ce fameux paysan, bien décidé à obtenir de lui une promesse de vente avant la fin de l'après midi.
Après une heure d'un chemin raviné, alors que j'arrivais en vue de l'estive, ma 2CV cala subitement sans que je puisse redémarrer. J'ouvrai le capot et m'employai à examiner le moteur brûlant, lorsque, derrière moi, une voix gronda : « C'est les bougies! ».
Me retournant, je tombai littéralement nez à nez avec un énorme cheval de trait qui se mit à hennir avant de s'enfuir. Sidéré, je me pris à marcher, comme un automate, en direction de la ferme. Dans mon hébétude j'aperçus deux volatiles qui, marchant à reculon, poussaient d'affreux « Nioc-nioc! Nioc-Nioc!». Je crois qu'il s'agissait de canards.
Un homme vint à ma rencontre et me salua. Je bredouillais que j'étais en panne et que son cheval pensait que cela était dû aux bougies.
«- Lequel? »demanda-t-il,
« le noir là bas?
-Ou...oui..
-Faut pas l'écouter çuila, il y
connait rien en mécanique! V'nez plutôt m'aider. Après vous
m'direz c'que vous me voulez. »
Il m'entraîna derrière le bâtiment. Passant devant une sorte de volière montée de bric et de broc. Deux poules discutaient le plus naturellement du monde: « Il fait un froid de canard ce soir! ». Et un canard renchérit : « M'en parlez pas! J'en ai la chaire de poule! ».
J'étais saisi d'effroi. Nous arrivâmes peu après devant un petit arbre dont les fruits jonchaient le sol. L'homme me regarda et je devinai dans son regard vide une lassitude immenses.
« Tout va à vaux l'eau depuis qu'cette saloperie es tombée! Regardez-ça (il désignait l'arbuste), il gèle la nuit et c't'engin surgi de nulle part me fait10 kilos de papaye par jour! Prenez c'te foufourche et aidez moi à les ramasser! »
Notre besogne achevée, il m'invita à rentrer chez lui mais des cris de bêtes nous arrêtèrent devant l'étable. J'aperçus en contrebas, dans une petite retenue d'eau, deux chèvres dans un canoë qui agitaient leurs sabots comme pour demander de l'aide.
« 'Vous inquiétez pas. C'est Babi et Baba, mes chèvres... Elles disent s'entraîner à la traversée de l'Atlantique. Et ça finit toujours comme ça... Baba coule et Babi bêle. »
Ce furent les dernières abominations dont je me souvienne. On m'a retrouvé deux jours plus tard errant dans les tourbières et tenant des propos incohérents. On imputa ma prostration et mon récit incroyable à un surmenage. Puis, après une mystérieuse visite de quelques officiers de l'armée à mon directeur, je fus immédiatement reclassé à un poste purement administratif et le syndicat abandonna vite tout projet dans ces collines maudites.