désolé (tiniak)
Cette fois, il était vraiment seul. Tout seul. Il le savait, l'avait
souhaité ; il avait tout fait pour et ça y était. Le reste de
l'humanité avait quitté la Terre, sans regret. Le reste de l'humanité,
il s'en foutait. Pas plus ni moins qu'elle s'était foutue de lui, toute
sa vie.
Un analyste-programmeur, spécialiste des formules
infralogisticielles séquencées, c'est bien payé, mais c'est invisible.
Pour une fois, cette discrétion forcée l'avait servi au comble de ses
espérances. Célibataire sans enfants, bientôt sexagénaire, stérilisé à
vingt-deux ans conformément à la procédure qui régissait les "boules
noires", il était assis là, dans cette salle où gargouillaient les
nanômes filant le long de leurs vénules derrière les revêtements
muraux. Et il soupirait d'aise.
Il se rappelait avoir vaguement lu,
vu ou entendu quelque chose concernant le dernier gardien du phare
d'une côte ouest-européenne. Un propos avait retenu son attention : "... c'est comme dans la chanson que fredonnait ma grand-mère... La solitude, ça n'existe pas..." Il avait souri, il s'en souvenait. Cela correspondait tellement à son sentiment profond.
Oh,
il avait bien éprouvé quelque amertume dans sa jeunesse, après le
fiasco d'une ou deux amours fades et molles, à se retrouver seul
encore. Mais ça lui avait vite passé. Assez vite, somme toute. Même le
tatouage sur sa carotide, qui signalait sa stérilisation, lui était
devenu proprement indifférent.
On avait peu à peu cessé de le
convier de ci de là, de lui proposer un café, un prochain séminaire. Il
émanait de lui une évidente solitude qui tuait dans l'oeuf toute
compassion, sympathie, instinct grégaire. On l'évitait naturellement,
sans calcul, et l'isolement qui en résultait lui convenait.
Peu de temps avait suffi à le rapprocher de la solution.
Il
avait embobiné un technicien du programme Ultima de telle sorte qu'il
fût choisi, comme par hasard, pour être le dernier "gardien du phare".
Le dernier !
Le dernier vaisseau avait quitté la Terre, il y avait
de cela moins de deux heures, emportant son dernier lot d'espérances
humaines. Puisqu'ils étaient tous si certains de refonder leur cirque
de vie ailleurs, grand bien leur fasse ! Lui était persuadé du
contraire.
Il demeurerait seul sur Terre. Le dernier de ses congénères.
Il sortit une tablette et s'apprêtait à y inscrire quelques pensées,
quand... mais oui ! on frappa à la porte. Ici ? Au troisième sous-sol ?
Section 26, corridor 9 ? A la porte de cette insignifiante salle de
régulation des flux ? Mais oui, on frappait !
L'incroyable était insupportable !
Il
se leva, s'approcha de la porte vibrant sous les coups. Dans ce
tintamarre, des cris étranglés, désoeuvrés; paniqués s'échappaient
d'une gorge féminine et geignarde. Il y avait des "au secours", des "s'il-vous-plaît", des "répondez, je vous en supplie".
Il ouvrit.
La femme, plutôt jolie malgré son regard effaré, se confondait en
excuses et explications diverses qu'il n'écoutait pas. Quand son
interlocutrice marqua un temps d'arrêt dans sa logorrhée, il ne trouva
cependant rien d'autre à dire que "pardon ?". Elle répéta plus sommairement dans un soupir navré :
"- J'ai raté la navette !!
- C'est bien dommage, rétorqua-t-il, plein d'une morgue désolée."