Bis repetita (Caro carito)
C’est
toujours la même chose Depuis
15 ans. Depuis
ce premier jour. J’avais
immédiatement senti l’assaut des odeurs. Je suis comme ça. L’odorat sensible,
les sens à cran. L’éclairage était dense et d’un jaune pisseux. J’ai hésité.
Après tout, seules quelques semaines de mon temps seraient voracement dévorées.
A l’évidence, l’emploi du temps plombait les traits de l’équipe. Leurs voix
monocordes paraissaient venir d’outre-tombe. Au
bout d’un mois, il me suffisait de jeter un regard au miroir de ma chambre
d’étudiant pour voir cette même ombre brouiller mes traits : yeux en creux,
joues hâves. Je me rasais maladroitement. La chaleur intense de ce mois d’août
n’avait pas quitté la nuit. Une sueur sourde collait à chaque centimètre carré
de la ville. J’enfourchais mon vélo, sachant que en quelques coups de pédales,
en dépit de la douche que je venais de prendre, mon T-shirt serait transformé en
un suaire humide. Dans
le hall, je n’eus pas besoin de regarder l’horloge pour savoir, que l’agitation
ambiante était inhabituelle. Mais plus que tout, cette atmosphère métallique me
prenait à la gorge. Un médecin me reconnut. Il me héla. J’entrais dans la ronde.
S’ensuivirent des gestes mécaniques, cette routine à laquelle je m’appliquais
journellement était devenue un fanal. Je surnageais à l’angoisse
ambiante. Soudain
une main me tira. Des ordres brefs. Ascenseur, couloirs. Nous précédions les
brancardiers. Au fur et à mesure, les remontées poisseuses des blessés
s’estompaient, balayés par le désinfectant qui imprégnait les murs et les sols.
L’une des infirmières vérifia ma tenue. Je
l’ai déjà dit, je suis un homme sensible. Pas extra-lucide. Sensible. En
pénétrant dans la salle d’op, je l’ai entendu. Distinctement. Avec cette netteté
un peu affolante des apparitions qui s’invitaient dans ma vie. Je savais cet
homme entre la vie et la mort. Je captais l’écho des sons mats de son corps, ce
tambourinement implacable. Il m’emplissait de sa rage, de cette furieuse envie
de ne pas interrompre la course. Déjà j’emboitais le pas à l’équipe. Juste
derrière le mentor, l’homme en blouse blanche et aux mains qui plongent la lame
à même la chair vive. Ce fut le premier jour, dépucelage au goût âcre qui me
laissa sans forces au bout des quatre heures d’opération. J’en sortis épuisé
mais certain d’y revenir encore. Je ne pouvais laisser échapper l’appel de ce
souffle. Depuis
ce premier jour. Depuis
15 ans. C’est
toujours la même chose. Une
des infirmières vérifie ma tenue et en pénétrant dans la salle d’op, je
l’entends... Un
homme, une femme, un enfant sont étendus là et je sens battre leur vie. Les yeux
ouverts, je plonge à cœur nu.