[Acidité, nom féminin. Qualité de ce qui est acide, acerbe. Causticité.] (Stipe)
La première fois…
Tout le monde s'en rappelle
toujours. De l'avis général, c'est rarement la meilleure des fois. Oui mais
c'est la première.
Il faut dire qu'il l'attendait depuis tellement longtemps, ça fait une paie qu'il
a envie de passer à l'acte mais que l'occasion s'est faite discrète.
Et puis un jour, parce que
le patron a été encore plus con que d'habitude, parce qu'un type lui a fait une
queue de poisson, parce que le PSG a fait match nul contre l'OM, parce qu'il a
l'alcool festif, parce qu'il a enfin la faiblesse d'avoir le courage, il la
cogne.
La première fois c'est
toujours trop rapide. Juste une gifle.
Il s'étonne lui même de
l'avoir fait, mais il sait déjà qu'il va aimer ça, il sait déjà qu'il y aura
d'autres fois.
Il a franchi le pas, il l'a fait. L'histoire est en marche et
l'avenir lui appartient.
Les claques se rapprochent
en temps, s'intensifient, se font plus efficaces. Il fait dans la frappe
chirurgicale.
Puis les claques deviennent
de vrais coups, de ceux qu'on donne pour briser.
Puis les objets volent, les
meubles s'intègrent au procédé et les insultes se font toujours plus
jubilatoires.
La simple gifle de
présentation a muté en vraie correction, en "bonne branlée".
Il s'est installé dans le
processus, il s'y sent bien. Il a pris ses marques, elle compte les siennes.
Il a la présence d'esprit de
ne pas négliger la lucidité. Elle pourrait partir, se rebeller, parler ou pire,
tenter de lui donner des états d'âme.
Alors il l'entretient dans
un monde de terreur. Chaque raclée qu'il donne n'est rien par rapport à celle
qu'elle prendra si elle s'essaie au grabuge. Elle comprend ça? Bien…
Il sait lâcher du lest pour
qu'elle reste femme tout de même, qu'elle ne soit pas qu'une victime qui baisse
les yeux. Elle perdrait de son charme…
Il donne des raisons : le
boulot, les gosses ("tu préfèrerais que j'm'en prenne aux gosses,
peut-être?"), toutes les frustrations accumulées, tout l'alcool bu. Pas
forcément parce qu'il est alcoolique, non. Mais surtout parce que l'alcool est
un catalyseur, il désinhibe, décuple les forces, prend le self-control de
son incontrôlabilité, fournit une
excuse.
Boire parce qu'il cogne, pas
l'inverse.
Aux raisons, il attribue des
excuses.
Les excuses, ce n'est pas
vraiment ce qui manque. Un mot dit, un mot tu, un sourire, une expression mal
interprétée, un grief notable sur la tenue du foyer familial ou un truc que de
toute façon elle ne peut pas comprendre mais qu'elle a fait exprès de faire juste
pour l'énerver. La pute.
Lui fournira toujours les
raisons, elle fournira toujours les excuses.
Après chaque guerre il faut
reconstruire, ou du moins balayer les traces des combats.
L'armoire à pharmacie
regorge d'anti-dots et d'oublie-douleurs.
Il l'aide à penser ses
plaies, parfois. Il s'aide à panser ses plaintes, souvent.
Il l'aide à fournir des
alibis, lui rappelle qu'elle est tombée dans les escaliers ou qu'elle a pris
une porte en pleine tronche. Elle est édentée mais il est aidant.
Souvent, il accompagne tout
ça de gestes doux et prévenants, de paroles rassurantes.
Pas par rédemption, non.
D'abord pour se rassurer lui-même et se rappeler qu'il n'est pas une brute
sanguinaire mais tout simplement un "homme".
Et puis aussi pour lui
expliquer à elle. A quel point elle est conne et pénible, elle sait qu'il est
nerveux et elle l'agace exprès!
Si tout se passe bien pour
lui, elle murmurera un "oui, je sais…" et elle demandera pardon.
Alors il pourra s'endormir
en paix, serein et assouvi.
Non sans lui avoir fait
l'amour avant. Enfin il dit "faire l'amour" comme il aurait dit
"baiser". L'important c'est qu'il la saute.
Elle serre un peu les dents,
parce que son corps est endolori et parce qu'il la viole plus qu'il ne la
caresse. Elle ferme les yeux, elle gémit un peu pour l'encourager à en finir au
plus vite.
Qu'il s'endorme, enfin, avec
son sentiment du devoir accompli.
Tout n'est pas que violence
et crachats et viol.
Le reste est humiliation,
rabaissement quotidien, menaces et culpabilisation.
Qu'est-ce qu'elle
deviendrait sans lui?
Il lui rappelle qu'elle est
dépendante de lui financièrement, socialement, intellectuellement,
affectivement…
Et puis il l'aime, puisqu'il
est toujours là, avec elle.
On ne devient pas une femme
battue, on ne se retrouve pas victime. On est prédestinée à ça.
Il le lui rappelle aussi.
Il se sait crié, il se
devine moqué, il se voit caricaturé.
Mais n'est-ce pas là le lot
de tous les incompris, de tous ceux qu'on juge par principe plus que par
raison? Où est la victime?
Et qui le juge, après tout?
Les femmes, elles qui ne
sont rien sans les hommes ? Elles qui ont réclamé l'égalité des sexes alors que
la nature les a construites faibles ?
Les hommes ? Quels hommes ?
Ceux qui se laissent faire, les pédés, les lâches, les hypocrites?
Il a raison, il le sait.
Il a ses défauts, il a fait
des erreurs, il a ses souffrances et ses faiblesses.
Mais il a raison, il le
sait.
Elle fait la cuisine, il se
fait sa cuisine. La vie n'est-elle pas bien foutue?
Sur les plaies, rajouter un zeste de
citron.
Sur le visage, parsemer les gestes du
litron.
Séparer le souvenir de la mémoire,
Battre les yeux en beurre noir.
Réserver les larmes, cuire à feu dur.
Sur la patte brisée, du sel en
chapelure.
Accompagner d'un coup de rouge ou d'un
coup de sang,
Servir les marrons chauds, l'appeler maman.