Après la pluie (Virgibri)
Ils étaient là, face à face. Elle avait longtemps attendu ce moment espérant que ce serait LE bon, enfin, oui. De discussions sans fin aux promesses coquines, elle l’avait fait patienter deux mois sur le net. Mails, dial, MSN, puis l’image qu’elle avait cédée via la webcam, à bout de patience : elle voulait le voir aussi.
Passées ces premières épreuves, elle avait accepté de le rencontrer. Sans se précipiter, elle avait voulu le tester sur bien des plans, comme on choisit une nouvelle voiture après un essai de conduite. C’était affreux, elle le savait et l’assumait parfaitement.
L’homme devenait à son tour un produit de consommation. Mais là, arrivée à trente-cinq ans, elle voulait une valeur sûre. Regarder Friends ou Ally Mc Beal devenait pathétique à force de s’y reconnaître. Pourtant, le personnage d’Ally lui parlait tellement ! Elle se souvenait encore de certains épisodes, comme celui dans lequel l’un des personnages masculins n’avait qu’un seul défaut : il mangeait et parlait en même temps. Des morceaux de salade restaient collés à ses dents. Ou encore celui qui avait un rire de cochon, horrible. Et Ally qui ne pouvait pas aller au-delà de ces défauts, à la fois minimes et énormes.
Le test de la promenade sur les quais de Paris avait été une réussite. Marche lente, furetage dans les vieux livres, pause sur le Pont des Arts, crêpe dans les Halles… Parfait : il n’avait rien contre la douceur ni contre une grande dose de romantisme.
Sa voix, aussi. C’était important, la voix, pour elle. Elle n’avait rien de renversant, mais rien de repoussant non plus.
Elle avait donc échafaudé toute une liste de paramètres et de critères à cocher, à remplir, à nuancer. L’un des derniers tests était celui du restaurant. Et elle savait très bien que le dernier, le plus fatal, le plus excitant et le plus angoissant aussi, viendrait après : faire l’amour ensemble.
Ils étaient donc là, face à face, dans ce restaurant. Elle aurait voulu le laisser choisir, mais elle s’était dit qu’il valait mieux se régaler les papilles en cas de déconvenue, plutôt que de prendre le risque de mal manger.
Les petites assiettes tournaient devant eux, contenant des mets japonais délicieux. Le rythme irréprochable des tapis donnait presque le tournis. Ou avait au moins un caractère hypnotique.
La discussion ronronnait. Rien d’extraordinaire, non plus, mais comparé à d’autres mâles qu’elle avait voulu rencontrer, celui-ci avait un certain relief. Les assiettes défilaient, s’empilaient doucement entre eux. L’atmosphère était lourde au dehors comme au-dedans : le temps était à l’orage, il faisait chaud et moite. Elle, sensible à ce genre changement, commençait à étouffer. Lui ne semblait pas en souffrir. Il parlait. Et il tentait de lui frôler la main, doucement.
La bouteille d’eau et celle de vin blanc trônaient entre leurs verres. Leurs verres quasi vides. Et par principe, elle refusait de se servir. Oui, l’égalité des sexes, blabla, ne pas attendre que l’homme fût galant si l’on voulait être traitées en égales de ces messieurs, gnagnagna. Toutes ses copines tenaient ce discours. Mais elle résistait. Somme toute, cela faisait aussi partie du jeu de séduction.
Au-dessus des algues et des sashimis, il lui faisait des yeux de merlan frit : il avait été fort patient jusque-là, mais on sentait bien que son désir était prêt à rompre les digues. Emoustillé par l’idée que c’était enfin LE soir où ils feraient l’amour, il se lâchait dans ses propos. La mangeant des yeux, il jouait sur le double sens de ses phrases et parlait de son envie de goûter ses sushis en prenant tout son temps ou, au contraire, de dévorer ses makis…
Elle souriait à peine, faisant semblant de ne pas comprendre l’ambigüité de ses propos. Elle ne pensait qu’à une chose : savoir s’il allait enfin la servir en eau. Elle n’en pouvait plus de ressentir la soif, mais elle s’obstinait à attendre. Fichue sauce soja salée ! Et cette température qui ne cessait d’augmenter… De petites gouttes de condensation perlaient le long de la bouteille en verre.
Les assiettes continuaient à s’empiler. Ils n’avaient évidemment plus faim depuis longtemps. Etrangement, elle qui était non fumeuse, avait envie d’allumer une cigarette à ce moment-là. Enfin, elle se voyait fumer une cigarette, imaginant que cela la calmerait. Sans savoir si cette drogue douce avait tant de vertus. L’eau s’était réchauffée mais peu lui importait : elle rongeait son frein en attendant. Lui, croyant qu’elle ne voulait plus rester en ce lieu, mais bien avoir chaud pour d’autres raisons, s’empressa de demander l’addition, émoustillé.
Et là, il se saisit de la bouteille d’eau, enfin. Elle vit parfaitement le mouvement de son bras, de sa main, lentement se décomposer. Au même rythme, un sourire commençait à percer sur son visage de femme douce mais opiniâtre.
Il se versa un verre, en finissant la bouteille et en s’étonnant qu’elle n’eût pas soif.
Elle, la bouche presque pâteuse, avec cette désagréable impression d’avoir la langue gonflée, ne put sortir un seul mot. Elle pensa très fort à Ally Mc Beal à ce moment-là. Elle se leva sans un mot, croisa la serveuse qui revenait avec l’addition, sortit rapidement du restaurant pour qu’il ne puisse pas la rattraper, et s’échappa par quelques petites rues presque en courant, malgré la chaleur.
Non, l’homme avec qui elle voudrait passer le reste de sa vie ne pouvait pas la laisser mourir de soif. Et elle ne pouvait pas faire avec.
Elle reprit son rythme de marche assez lent et régulier. Le ciel était sombre. Il se mit à pleuvoir très doucement. Elle leva les yeux vers le ciel, et sourit. Lorsque la pluie s’intensifia, elle s’arrêta de marcher, pencha la tête en arrière, ramenant ses cheveux pour dégager son front et sourit complètement.
Inconsciemment, elle se mit à entrouvrir la bouche pour avaler l’eau. Elle était belle et étrangement offerte. Comme si elle faisait l’amour avec la pluie.
Sur le trottoir d’en face, un homme sans parapluie la regardait. Il la trouva magnifique.
Il traversa.