La dernière séance (Joe Krapov)
Mon épouse m’a dit que je ne devrais pas raconter ça. Bien sûr elle a raison. Les jolies femmes ont toujours raison. Mais en même temps, quand on va chez le psy, c’est bien pour accoucher de quelque chose, non ? La psychanalyse, c’est un accouchement qui dure plus de neuf mois. Sans forceps et au tarif de 500 francs la séance à l’époque, on comprend que certaines libérations soient longues à venir.
Il était donc une fois un psychanalyste parisien chez qui moi, Jean-François Lejolusse, je me rendais depuis un certain temps déjà. Tout allait bien : je commençais à m’habituer aux silences du praticien, à ses questionnements insidieux et surtout à son divan moelleux. Je me sentais un peu comme madame Récamier dans ce canapé, mais une madame Récamier en bois de cercueil, comme dans le tableau de René Magritte.
Ce jour-là, comme je lui avait raconté un rêve de ciseaux, il m’avait demandé de lui évoquer un endroit agréable où j’aimais à me rendre, où je me sentais bien, où tout ce qui se passait était bon. A l’époque, je n’étais bien nulle part et tout ce qui se passait autour de moi, pour ainsi dire, ne me concernait pas. J’étais là sans y être tout en y étant. Je faisais souvent par exemple le rêve du pyjama et des pantoufles. C’est une journée normale, vous prenez le chemin de l’école ou du travail et quand vous arrivez dans la classe ou au bureau vous vous apercevez que tout le monde est habillé normalement alors que vous êtes en pyjama et en pantoufles.
Finalement, en cherchant bien, je trouvai le biais pour satisfaire mon Siegmund. Il y avait un autre endroit comme ça dans la réalité où le fait de se trouver vêtu de manière différente amenait un certain malaise bientôt suivi d’une sorte de bien-être passager, voire d’une déliquescence proche de la béatitude. Un moment de bonheur trimestriel où le fait d’être mêlé à un autre groupe d’hommes de tous les âges ne générait aucune angoisse. Une espèce de sport rituel qu’on pratiquait depuis l’enfance. On nous y avait initié en nous accompagnant, en nous aidant à prendre place sur le fauteuil de bois pour devenir aussi grand que l’officiant. Et puis, en grandissant, on y allait tout seul, arrivant rarement le premier même à l’heure de l’ouverture. Du coup on attendait parmi les rois et présidents de républiques, les actrices de cinéma, les dessins humoristiques et les joueurs de football. On feuilletait « Marie Splatch », on regardait le merlan frire ou plutôt faire, et puis bientôt c’était notre tour. Le coiffeur tendait la blouse de nylon vert amande, bleu ciel ou même rose pâle, on y enfilait les bras comme un condamné tend ses mains aux menottes et puis on s’installait sur la chaise électrique.
Tout le public présent assistait à l’exécution, entendait vos dernières volontés.
- Pas trop court !
Intérieurement vous ajoutiez : « … qu’au moins maman me reconnaisse ! »
- Bien dégagé sur les oreilles ! « … et sur la queue, comme prient les taureaux aux arènes espagnoles. »
- Les pattes à mi-hauteur ! » « … sous entendu d’oreille » et les ciseaux démarraient leur fandango.
Chute des tifs et « chut ! » des substantifs. Pas question que je pipe mot à ce mâchouilleur de vieux mégots. Est-ce que ça existe encore les Gitanes maïs ? Et l’eau de Cologne du Mont Saint-Michel ? Et les grands miroirs dans lesquels on peut voir les autres clients qui attendent, ceux avec lesquels le garçon-coiffeur fait la causette puisque vous ne daignez pas discuter avec lui des résultats du dernier match du P.S.G., de l’augmentation du coût de la vie, de votre travail ou de vos études. A vrai dire, ces deux derniers points, le coiffeur s’en fout. Votre goût immodéré pour la lecture, la « grande » musique, le théâtre, vous avez bien fait de le laisser dans la poche droite de votre manteau. Ici la conversation sent bon le concierge voire le ragot de quartier. Déjà, vos lunettes vous ont trahi. Si jeune et déjà intello…
- C’est intéressant ! commenta le psy. Continuez dans cette voie-là ! »
Remarquez, à Paris, le coiffeur de la rue Chabanais, il a dû passer toute sa vie à en remettre sur le nez de ses clients, des lunettes : toute la Bibliothèque nationale venait se faire coiffer chez lui ! Bon, à l’époque, tout comme aujourd’hui, il y avait surtout des dames à chignon dans cette noble institution, mais la rue de Richelieu, entre la Bourse et l’Opéra, et les vieux messieurs qui avaient connu d’autres dames dans cette même rue Chabanais… Est-ce qu’il avait imaginé qu’il atterrirait un jour ici, le Pied-noir d’Oran aux fines moustaches, aux gestes distingués, aux doigts boudinés et doucereux, à l’accent de « Po po po dis » parfaitement similaire à celui d’Enrico Macias quand Paris l’avait pris dans ses bras ? Allez savoir !
Des moments en dehors du temps. Tout s’arrête et l’on n’entend plus que le bourdonnement régulier de la tondeuse électrique.
Plus tôt, il y avait eu les cosmonautes. J’habitais encore en province. Le salon, sur une petite place bordée de platanes, était tenu par elle et lui, la femme et le mari, tous deux revêtus « à la Bogdanoff » de combinaisons blanches brillantes. Je n’y suis pas resté longtemps, même si c’était bon de sentir aussi près de soi un corps de femme qui s’agitait rien que pour vous. Mais bon, peigne et ciseaux en main, ça limite les épanchements et le mari tout près et pas de placard où se cacher, ça craignait pour les émois quand même. Surtout, je n’ai pas aimé qu’elle me demandât, comme ça, la deuxième fois, ma date de naissance. Ca ne se fait pas de demander ces renseignements-là à un jeune homme ! En fait, c’était pour calculer mes biorythmes. N’importe quoi ! J’ai changé de coiffeur, je suis allé chez Jean-Marc, comme tout le monde !
C’était marrant ! D’évoquer auprès du psy posté derrière mon crâne le moment dangereux où le rasoir attaque les petits poils au bas de la nuque, sous les pattes ou au-dessus de l’oreille fraîchement dégagée, ça me faisait presque autant de bien que lorsque je m’étais mis à accepter le shampooing avant la coupe ! Le fauteuil qui pivote, bascule en arrière, l’eau chaude, les doigts qui vous massent les cheveux tandis que vous fixez du regard le plafond en écoutant la soupe de Cherry FM sur la radio du moustachu qui ne lit et donne à lire que France Football !
- Je vous fais une friction ? »
- Non, merci. Ce n’est pas la peine ! »
A vrai dire, je ne saurai jamais ce que c’est qu’une friction. Je refusais les surplus, de peur qu’ils ne soient facturés en supplément au moment de payer.
Et je ne saurai jamais si le psychanalyste était à même de me guérir de ce dont je souffrais : quand je m’étais rendu compte que ce… dégénéré me caressait les cheveux, alors que je dégoisais sur son divan, je n’avais fait ni une ni deux. Je l’avais planté là et j’étais parti en claquant la porte, sans le payer. Lui, de sa voix efféminée, bredouillait encore des choses du genre : « Vous savez, Jean-François, il n’y pas que les garçons-coiffeurs à vous trouver du charme. Moi-même, si vous vouliez… ».
***
Je n’ai renoué avec la psychanalyse que bien plus tard, au moment de mon mariage avec madame Lapsi. Madame Lapsi est une psy. Ce que j’apprécie, chez mon épouse, c’est qu’elle se mêle très peu de ce que j’écris ici ou là. D’autre part elle m’a guéri de ma pingrerie d’une façon abrupte mais efficace : c’est elle qui s’occupe de toutes les questions d’argent à la maison. Enfin, elle m’a fait découvrir le nirvana suprême. Je n’ai plus besoin d’aller dépenser des sous chez le coiffeur ou chez un monsieur Siegmund : c’est elle qui me coupe les cheveux désormais et m’écoute raconter ma vie.