Dryade et grillade ? (Joe Krapov)
I.
Ce matin, il a posé
deux cordes supplémentaires sur sa lyre.
- C’est idiot un
instrument à neuf cordes alors que la gamme ne comprend que sept notes ! »
lui dit-elle.
- C’est, répond-il,
en hommage aux neuf muses. »
Il vient toujours
faire le Jacques non loin d’elle. Quand il joue de son instrument les rochers
et les arbres se déplacent pour venir l’écouter. Elle ne reste pas de bois non
plus, même si elle est nymphe des arbres. Mais elle sait. Epouser cet homme qui
l’aime et qu’elle aime tout autant, ce serait aller vers leur bonheur mais
aussi très rapidement vers leur perte.
Tout en eux, dès lors, passe par les regards. Ils s’estiment, ils s’admirent, il s se savent faits l’un pour l’autre mais elle ne lui cédera rien. Tant pis pour l’histoire et la légende. Il restera un Argonaute, celui qui, par son chant, fit taire les sirènes. Elle restera anonyme
II.
Ce matin, il n’est
pas encore là. Elle l’attend, sans inquiétude, silencieuse, sereine. Soudain
arrive ce raseur d’Aristée. Lui, c’est le dieu du stade, le roi de toutes les
courses aux J.O mais, comme dragueur, un relou de première.
- J’ai perdu, mon
Eurydice, deux centièmes par rapport à ma performance d’Athènes, aujourd’hui.
Ne veux-tu pas me servir de lièvre pour le marathon, cet après-midi ?
- Je ne suis pas
ton Eurydice ! Et encore moins ta cocotte ou ton lapin, espèce de
zatopèque !
- Ne te fâche pas,
Eury ! Je sais que tu en pinces pour l’autre muzikos mais je peux quand
même tenter ma chance puisqu’il n’y a rien eu entre vous !
- Casse-toi, pauvre
congre !
Pourquoi le déteste-t-elle ? Pourquoi a-t-elle toujours un pressentiment, un ressentiment contre ce type ? Pourquoi est-il toujours, aussi, présent dans ses visions funestes ?
III.
Ce matin-là, elle
assiste dans sa clairière à une drôle de scène. Un véhicule étrange s’est posé
pendant la nuit dans son petit coin ombreux et idyllique de leur beau pays de
Thrace. Trois guerriers bourrus en sont sortis, accompagnés d’une mortelle en
robe rose. Ils ont dressé une tente et prennent présentement leur
petit-déjeuner.
- Divin, ce yaourt
au miel, les copains ! lance la jeune femme à l’étrange coiffure
retenue par deux bouquets de fleurs d’églantier. Qu’est-ce que tu manges, toi,
Jurassic ? »
- Je trempe une
tartine de moussaka dans du thé aux graines de pita gore. »
- C’est bon ? »
demande Luna.
- C’est pas pire
que le Maroilles dans le café noir des Ch’tis ! »
- Est-ce qu’on aura
le temps d’aller en ville acheter de l’ouzo avant de repartir ? » demande
Central qui a toujours été le plus raisonnable des frères Park.
- Je ne sais pas,
répond Isaure. Déontologiquement, a-t-on le droit de ramener du nectar et de
l’ambroisie des pays mythologiques ? Je ne suis pas sûre d’ailleurs que
nous soyons arrivés au bon endroit. C’est quand même la première incursion de
Tornado dans un pays de légende ! »
- Moi, je suis sûr
que oui. Je fais toujours confiance aux professeurs de l’Université de Rennes
3. »
- Attention,
planquons-nous, voilà quelqu’un ! »
C’est Aristée qui
arrive avec des baskets neuves et un chronomètre qui fait bling-bling.
- Incroyable !
C’est lui ! »
- Je n’en reviens
pas ! Vous avez vu comme il lui ressemble, à elle ? »
IV.
Ce matin, Orphée
lui a offert trois perles de pluie venues d’un pays où il ne pleut pas. Il ne
dit surtout pas à Eurydice qu’il s’agit d’un cadeau d’Isaure Chassériau. Il ne
dit pas qu’il a assisté lui aussi à l’enlèvement d’Aristée par trois guerriers
bourrus et la déesse du voyage dans le temps. Il ne dit rien, il regarde
Eurydice avec amour et inquiétude.
Dans la première
perle de pluie, elle voit l’horizon dégagé : il n’y a plus de course folle
pour échapper au dieu satyre, plus de serpent qui la mord au pied, plus de
séjour aux Enfers, plus de descente d’Orphée et surtout elle n’aperçoit plus ce
moment trop cruel où, malgré ses injonctions silencieuses « Ne te retourne
pas ! Ne te retourne pas ! Ne me quitte pas ! » cet idiot
se retourne quand même.
Dans la deuxième
perle de pluie, elle voit Aristée sur la place d’une grande ville. C’est un peu
comme dans ses anciennes visions des Enfers mais c’est très particulier. Les
gens autour de lui sont vêtus bizarrement et il est le seul à griller sur un
bûcher. Les trois soldats bourrus et la jeune femme en rose s’échappent dans le
fond de la goutte d’eau en compagnie d’une femme qui a la même coiffure à
frange qu’Aristée.
Dans la troisième
goutte d’eau on voit le jardin du Thabor à Rennes. La statue de l’enlèvement
d’Eurydice qui trônait d’ordinaire à deux pas du kiosque à musique… la statue de
Charles Lenoir n’existe plus.
Ce matin, ils se
sourient, ils se regardent, ils savent qu’ils vont s’aimer sans heurts jusqu’à
la fin des temps.
Et peu importe que le pays où il ne pleut jamais et d’où viennent les trois perles de pluie soit une terre de légende qu’on appelle Bretagne.