Lorsque l’esprit… (Tiphaine)
Raymond s’ennuie. Ferme.
C’est pas que là haut ça manque de conversation mais
il commence à en avoir fait le tour. Dédé Breton est toujours aussi intolérant, pas moyen de rigoler avec
lui, faut toujours qu’il cause théorie… C’est vrai que la théorie, c’est ce qui
reste quand on n’est plus qu’un pur esprit, mais quand même… c’est ennuyeux à
la longue…
Le temps s’étire, le temps n’existe plus… Les temps mêlés, celui d’avant et celui qui dure, qui dure jusqu’à la Saint Glinglin… Et au-delà…
Raymond a causé avec Hegel aussi, quelques années,
ça lui a rappelé ses études à la Sorbonne, parfois, il se tape une petite
belote avec Jean-Sol, Boris et René qui pense donc il est. Ouais… Pas de quoi
fouetter un chien avec les cordes de sa mandoline non plus, rien d’excitant,
des conversations à n’en plus finir, et toujours cette foutue impression que le
temps passe mais pour rien. Un dimanche de la mort.
Raymond s’emmerde. Ferme.
C’est pas que là haut ça manque de petites poulettes
mais il commence à en avoir fait le tour. Janine bien sûr, sa Janine, mais
aussi les Gala, les Odile, les Simone, les Sally et les Elsa, lalala… C’est
bien beau l’amour platonique mais ça va cinq minutes. Pas plus. De toutes,
façons, on est toujours trop bon avec les femmes… Quant on est un pur esprit,
on regrette le temps où l’on avait un corps qui tiraillait peut-être avec les
années mais qui savait tirer aussi… Et qu’est ce que c’était bon…
Raymond s’ennuie. Mortellement.
C’est pas que là haut ça manque de distractions pour
un intellectuel en manque de vie. Il aurait pu lire ses cent mille milliards de
sonnets, mais il n’en avait pas envie. En lisant vingt-quatre heures sur
vingt-quatre ça lui prendrait deux cents millions d’années, l’avait tout son
temps le Raymond… L’a fait sa psychanalyse avec tonton Sigmund, l’a partagé ses
rêves avec Lacan, l’a joué aux dés avec Mallarmé pour voir si des fois il
pourrait pas abolir le hasard, l’a même parié avec Pascal, si c’est pas du
divertissement, ça…
Rien à faire.
Raymond s’emmerde. Mortellement.
C’est pas que là haut y’a pas d’ouvrage pour un bon
gars qui voudrait rendre service. L’a débarrassé les champs de tout leur
Chiendent, faut dire que c’est un spécialiste le Raymond, l’a fait avec
méthode, l’a fendu les flots, l’a battu la campagne sans même lui faire mal,
l’a fait pousser les fleurs bleues, l’a même retiré les enfants du limon, les
enfants là-haut aussi, ils finissent par s’emmerder…
Raymond s’ennuie. Eternellement.
C’est pas que là-haut il ne peut pas écrire, l’en a
écrit des romans, des pièces de théâtre, des poèmes merveilleux et des essais
fabuleux. Mais à quoi bon ? Quand on est un pur esprit, on finit par
comprendre que les mots n’ont pas de sens…
Et quand les mots n’ont plus de sens…
On s’emmerde… Eternellement.