Operation Picadillo - Joe Krapov
Il lui a donné rendez-vous en l’église Saint-Louis-des-Invalides à Paris, dans la crypte où est exposé le tombeau de Napoléon. Il est lui aussi général, mais pas d’Empire. Il s’appelle Blizzard.
- Blizzard ? Vous avez dit Blizzard ? Comme c’est Blizzard ! » a commenté Papistache après avoir pris le rendez-vous pour l’interview. Ca n’a fait rire ni Janeczka, la rédac’ chef du « Défi du samedi », ni Isaure Chassériau la journaliste.
Lorsque celle-ci arrive, toute vêtue de rose, le général Blizzard est en contemplation devant des vitraux représentant une fécondation dans un laboratoire pharmaceutique au Moyen-Age. Le matériel médical de l’époque n’est pas sans évoquer les chambres de torture dans lesquelles on pratiquait la question.
- Excusez-moi de vous avoir condamné à m’attendre, mon général, mais j’étais un peu charrette !
- Dans ce cas, je veux bien tenir les brancards !» plaisante le général avant de lui baiser, très vieille France, la main. Puis il l’invite à s’asseoir sur un des bancs de bois inconfortables mais tout proches.
- On comprend pourquoi les amoureux de Brassens préféraient commettre leurs turpitudes sur des bancs publics !
- Encore Brassens ! fulmine Isaure intérieurement. Mais qu’est-ce qu’ils ont tous avec ce type ?
Elle installe son mini K7 acheté dans une boutique antique d’électroménager à Quimper pendant les Européades 2005. Les lecteurs du Défi du samedi n’ont rien à cirer de ce détail mais comme c’est un fait véridique elle ne le mentionnera pas dans son papier dont le sujet est bien, du reste, la publication, par le général Blizzard, d’un livre...
-… qui est devenu un best-seller dès le lendemain de sa
parution, sans que vous-même ne fassiez partie des pipeules ni que vous ayez
brillé par vos faits d’armes. Justement, parlez-moi un peu de vous. Où
êtes-vous né ? Qu’avez-vous fait comme études ?
- A l’origine il y a une accumulation d’ingrédients hétéroclites mais indispensables. Je vous les énumère : 30 g de margarine, 450 g de bœuf haché, un gros oignon, 1/2 verre de vin rouge ou de xérès, 2 cuillerées à soupe de jus de citron, 3 tomates, 1 petit piment chili, 100 g. d’olives vertes farcies, 2 cuillères à soupe de câpres, 75 g. de raisins secs, 3 grosses pommes de terre coupées en petits cubes, 1 gousse d’ail, ½ cuillère à café de cumin, 50 g. d’amandes mondées grillées et concassées, du sel et du poivre.
- J’entends bien à travers tout cela que vous avez fait
vos classes à Mourmelon-le-Grand à la 410ème Compagnie Légère de
Repérage des Morses, dans les transmissions, sous les ordres du Capitaine
Walrus. Mais pouvez-vous indiquer à nos très nombreuses lectrices et à nos
quelques égarés lecteurs les opérations militaires auxquelles vous avez été
mêlé ? Vous fûtes à la B.B.C., dans le même placard, je crois, que Pierre
Dac dans les années 40, aide de camp d’un général célèbre. On vous doit,
paraît-il, le choix des vers de Verlaine qui annoncèrent le débarquement
allié ?
- Je me souviens très bien des corvées de pluches de cette époque. On pleurait sur l’oignon mais après lui avoir fait la peau, on le coupait en quatre quartiers puis on y tranchait de fines lamelles. On faisait des concours d’économe ! Ca consiste à essayer de ne garder qu’une seule épluchure par pomme de terre ! Ensuite de quoi on la coupait en tout petits cubes. Le général et Yvonne préféraient qu’on laissât les olives entières.
- Pendant la campagne d’Indochine, vous avez été blessé.
Vous aviez le bras dans le plâtre.
- Aller à l’épreuve du feu, c’est toujours une opération délicate. Je commence à faire fondre la margarine dans un faitout. Je fais ensuite rissoler les oignons jusqu’à ce qu’ils soient blonds ou dorés. J’ajoute les pommes de terre et le cumin puis ensuite les tomates. On est là pour casser du rouge, non ? Même si je l’admets, ils étaient plutôt jaunes !
- Ah ? C’était un accident survenu en permission ? Vous êtes mal retombé en sautant du haut d’un plongeoir ? C’est pour cela qu’on vous affecte ensuite à la DGSE, la Piscine, ou vous oeuvrez au sein du Service de Décodage des Enigmes, Calembredaines et Entourloupes, le SDECE seconde manière. Vous y resterez assez longtemps.
- Eh bien oui, cela arrive ! On ajoute le piment, le sel, le poivre, les olives, le jus de citron, le vin, enfin tout… sauf la viande !
- Vous avez, vous aussi, votre traversée du désert. Vous
êtes affecté à la surveillance de la pousse du gazon sur les pelouses corses de
1981 à 1983.
- Ca n’a pas duré aussi longtemps que ça. J’ai mis le couvercle et laissé mijoter la situation pendant 20 minutes en ajoutant de l’eau chaude de temps en temps pour que tous les ingrédients baignent constamment dans leur jus de cuisson.
-Vous rentrez ensuite en France et vous terminez votre
carrière à la Direction des Renseignements Généraux puis vous partez en
retraite sans avoir jamais fait parler de vous. Vous publiez aujourd’hui vos
mémoires et c’est un immense succès en librairie. La novélisation de
« Bienvenue chez les Ch’tis » est enfoncée, vous êtes sur le point de
dépasser les chiffres de vente du tome 8 de Happy Roteur. Votre ouvrage
s’appelle « Les fiches cuisine de tante Edvige / par son général de mari,
Blizzard ».
- Effectivement au bout des vingt minutes, j’ai ajouté la viande, mélangé le tout et laissé cuire cinq autres minutes. Mais cette « opération Picadillo », je ne la raconte pas dans mon livre . C’est un scoop que j’ai réservé pour les lecteurs de votre journal. « Le Défi du samedi », c’est ça ?
Isaure appuie sur la touche « stop » de son zinzin.
- Maintenant qu’on est « off the record » vous pouvez m’expliquer en clair pourquoi vous répondez en langage codé comme dans le bouquin ?
- Secret défense ! Sécurité du territoire !
- Mais alors, quel intérêt pour le lecteur ? Vous ne donnez même pas la grille de décodage ! D’habitude on nous explique qui a vraiment coulé le Rainbow Warrior, où sont passées les courroies et l’étui des deux tours jumelles, dans quelle position la fille de madame Angot s’envoyait en l’air avec Ange Pitou ou avec son gynécologue. Et vous, là, rien ! C’est carrément les Parapluies de l’escouade ! Vous révolutionnez le monde de l’édition avec un livre dans lequel on n’apprend rien sur la Grande Muette !
- Il n’y a rien à en dire ! Les civils n’ont pas à connaître notre cuisine interne !
- Alors vous l’expliquez comment votre succès en librairie ? Par le bouche à oreille ?
- Non, par l’oreille à bouche ! Il s’avère que le message crypté est lui compréhensible par la majorité des non-spécialistes de l’art militaire et que son contenu peut être utilisé par les fantassins et cantinières qui s’occupent de la logistique ou plutôt de l’intendance. Je ne l’avais jamais remarqué auparavant. C’est une amie, qui est devenue mon agent littéraire, Madame Sylvie R. qui m’a incité à publier ainsi, de manière codée, mes fiches secrètes.
- Votre livre est édité « aux Arcanes de Pandora ». C’est en référence à votre travail dans la police ?
- Non, je peux vous le prouver et vous soutenir mordicus que c’est un simple hasard. Vous savez, Baudelaire a bien été édité par Poulet-Malassis et il n’a jamais travaillé pour la maison Poulaga !
- Quand même ! Quel succès pour un livre de cuisine somme toute bien banal ! Est-ce que vous êtes sûr que l’illustration de la couverture n’y est pas pour quelque chose ? On vous voit dans une cuisine, de dos. Vous êtes nu, vous avez pour seul vêtement un tablier et vous avez une fleur dans les cheveux. Vous avez un beau cul, certes. Mais ça date de quand, cette icône en noir et blanc ?
Visiblement le général se vexe qu’on lui rappelle son âge. Il élude.
- A Tahiti, ça veut dire qu’on est un cœur à prendre, la fleur dans les cheveux. Est ce que ça vous tenterait une aventure avec moi, maintenant que je suis un héros de l’édition ?
- Mais vous êtes marié, mon général, si j’en crois le sous-titre de votre livre ?
- Ce genre de considérations n’empêche jamais un général de partir à l’assaut d’une nouvelle forteresse, à la conquête d’un cœur ! Vous savez, mademoiselle Chassériau, Edvige et moi connaissons beaucoup de choses sur votre compte. Vos rapports avec votre cousin Théodore, votre passé rennais, vos récentes promenades en barque, par exemple…
- Halte-là, militaire ! Bas les pattes, monsieur le satyre mal nippé ! Vous n’avez aucun mérite à savoir des choses! Tout ce qui me concerne est sur Fesse-bouc.com ou ailleurs sur Internet. Allez donc y voir, vous ne serez pas déçu. Et surtout n’essayez pas de me faire chanter : je connais la musique et votre partition par cœur !
Isaure Chassériau ramasse son matos et plante là l’officier de renseignement pantois et déconfit.
- Je suis allé trop vite, se dit celui-ci. Il eût mieux valu que je lui proposasse de venir voir ma collection de soldats de plombs.
- Je préfère de loin les estampes japonaises, songe Isaure en sortant de la crypte.
***
Dans les locaux du « Défi du samedi » le metteur en pages, Monsieur Papistache, entre dans le bureau de la rédactrice en chef.
- Dites-moi Janeczka, vous-qui-rédactez-en-chef et veillez à la haute tenue morale de notre hebdomadaire chéri, pouvez-vous me dire dans quelle rubrique je puis insérer cette interview surréaliste ? Vie littéraire ? Cuisine ? Politique ? Power to the Pipeule ?
- Mettez-là où vous voulez, Papistache, mais surtout veillez à la mettre au dos d’une publicité nulle.
- Diantre ! Quelle idée originale que celle-là ! Pourquoi donc un verso ?
- Un recto peut aller aussi. Une fois qu’elles auront découpé les questions d’Isaure et collé les réponses du général Rondo Veneziano sur une fiche cartonnée, les lectrices auront récupéré une recette de cuisine inédite qui ne devrait pas déplaire à leur Crouton ni déparer le menu de leur Manu !
- Quelle belle idée, Janeczka ! Finalement, l’interview de Demoiselle-qui-s’habille-de-rose-et-a-des-couettes-comme-Sheila, je vais y mettre des pointillés et en faire une fiche bricolage !
P.S. La recette du picadillo est extraite de « La cuisine
espagnole et mexicaine » de Anna MacMaiadhachain et Jan Aaron, livre paru
aux éditions Gründ en 1980. A vos fourneaux et bon appétit à toutes et à
tous !
P.S. Madame Joye, du service technique, signale (aux blondes
belges ?) qu’il ne faut pas découper les pointillés qui apparaissent sur
l’écran de l’ordinateur avec une tronçonneuse. Il vaut mieux imprimer et
ensuite découper la feuille avec des ciseaux. You’re not ecologic, Joe
Krapov !
- Dites, Val, Vous n’auriez pas vu mon thé Krypto ?
- Non, Papistache, je n’ai vu monter personne !