Double scotch (Caro Carito)
Je portai machinalement la main à ma tête, p….., certains matins sont vraiment pâteux. N’empêche, je n’avais pas dû trop boire car aucun mal de crâne ne s’accrochait à mes tempes. Je m’assis sur le lit en désordre, essayant d’accoutumer mes yeux à la pénombre. Un coup d’œil à ma montre. 6h32 indiquaient les aiguilles dorées. Tôt, même si la lumière filtrait à travers les stores. Tiens, je n’avais pas dormi seul, un corps doré sommeillait à mes côtés. Je ne pouvais voir son visage caché sous des mèches folles. Un instant, j’eus envie de la réveiller mais non. Qui était-elle ? Je ne me souvenais même pas de son nom.
En fait, je ne me souvenais même pas de qui j’étais. D’un saut, j’atteignis la salle de bain. Un homme dans la trentaine me fixait soupçonneusement, une barbe drue envahissant ses joues, des cernes de mauvaises nuits accrochés à son regard sombre. Il passa une main sur son visage avant de s’asperger d’eau. Après ce bref dialogue muet avec ce double inconnu, je récupérai quelques vêtements qui jonchaient ça et là le plancher de la chambre. Je souris, la scène semblait sortie d’un film blockbuster alignant les souvenirs suggestifs d’une nuit qui fut, à n’en pas douter, torride. Les fringues m’allaient bien mais ne recelaient aucun indice quant à mon identité. J’avisai une bouteille de Cardhu à moitié vide. Je reniflai le verre vide, du 16 ans d’âge. Instantanément, je me retrouvai dans un bar, et j’entendis ma voix, une voix rauque, prononcer ce sésame magique qui m’ouvrait les portes de la nuit : « double scotch ! ».
Je parcourus la maison aux pièces en enfilades labyrinthiques. Des corps reposaient ça et là comme une version trash de la Belle au bois dormant. Il leur faudra bien plus d’un baiser pour se réveiller. Un salon où traînaient des dessous d’assez mauvais goût et des lignes de poudre blanche. Des coupes et des bouteilles à moitié renversées. Et partout, cette odeur de sueur froide et de cigarettes qui colle à la peau. J’entrai dans une vaste pièce lambrissée. Une bibliothèque vidée de ses livres. J’appuyai sur l’interrupteur faisant jaillir une lumière glauque. Un tripot. Je raflai une épaisse liasse de dollars qui traînait au milieu des jetons.
Je descendis le grand escalier de verre. J’avisai une pile de manteaux et pardessus accrochés en enfilade. Le silence régnait partout, je n’avais rencontré personne, enfin juste des inconnus semblables à des statues de chair. J’allais attraper un imper beige quand mon regard accrocha une photographie par terre. Elle avait glissé d’une sorte de press-book. Je m’assis un instant pour le feuilleter. Le visage de l’inconnu dans la glace se trouvait là parmi d’autres belles gueules. Il avait interprété Garcin. Sur la photo, découpée dans un magazine, mon regard s’arrêta sur le menton veule. Oui, ce mec avait le visage de l’emploi, empreint de lâcheté. Je caressai mon visage, étrange, l’acteur sur la photo dissemblait de l’homme aperçu dans le miroir. J’avisai une invitation. Ainsi le grand raout avait été organisé suite à une représentation de pièces courtes de grands dramaturges. Il semblait que mon sosie y tenait une place d’honneur, interprétant « Parle-moi comme la pluie » de Tennessee Williams.
Les mots lui revinrent immédiatement, il revoyait le théâtre, la scène, cet homme qui avait passé la nuit dans une baignoire remplie de whisky et de glaçons et cette femme pathétique qui attendait de l’autre côté de la ville. Cette intensité physique, ce désir brut, animal entre eux deux, qui devait rejaillir sur le public. Il se souvint que, ce soir-là, il aurait presque pu le palper. Il ne souvenait pas même du visage de sa partenaire, sa maîtresse sans doute. Mais il sentait aussi que une autre femme l’attendait de l’autre côté de la ville, qu’il fuyait sans oser l’abandonner, cette ombre dont les yeux éteints lui faisaient horreur et dont il ne pouvait s’écarter. Cet homme était un lâche, un Garcin.
Il franchit la porte et avisa un homme à tout faire qui lui tendit un trousseau de clefs et lui désigna une voiture. Il n’entendit même pas le nom que l’homme murmura en lui tendant les clefs. Il ne jeta même pas un coup d’œil dans la boîte à gants. Il y trouverait sans doute quelques papiers d’identité. Il enclencha le moteur et se mit à filer vers l’autoroute, sans même regarder derrière lui.
Il lui fallait partir loin, jusqu’au prochain bar, jusqu’au prochain double scotch.