Ses yeux dans son regard *

Quelques jours après son déplorable burn-out, Lord partit faire une cure dans une maison de repos en Touraine. Le bougre avait freiné des quatre fers, prétextant je ne sais quel improbable ouvrage à terminer, je ne sais quelle démarche à effectuer. Plus question de rumeurs, juste un grand vide à combler. Il ne fallut pas moins que son médecin personnel, sa sœur et votre humble serviteur pour le convaincre. Je dois avouer que je m’étais muni, ce jour-là, de l’arme absolue. Arme n’étant autre qu’une lettre de Liliane, alias Ophélia, l’implorant de se soigner. Lettre que j’avais écrite moi-même, prenant soin de la parfumer du parfum de la drôlesse. Une petite tricherie bien innocente connaissant l’enjeu. Sachant que cette fille se contrefichait de Lord comme de sa première nuisette, je n’en ressens, encore aujourd’hui, aucun regret.
Bref ! Voilà ce cher convalescent en de bonnes mains. Je connaissais personnellement le psychiatre responsable de l’établissement, un ami de longue date rencontré certain soir de ripaille à Saint-Germain-des-Prés.
Au bout de trois semaines, mon ami, le docteur Gilson, m’informa du rétablissement de Lord. Rétablissement pour le moins inattendu, vue la gravité de son état. Comme je le pressais de questions, Gilson me répondit par une banalité sur l’amour où je ne sais quoi, puis il m’invita tout à trac à venir à la clinique … histoire de constater par moi-même certains miracles de la psyché humaine.
Assez curieux de nature, je ne tardai pas à me présenter à l’accueil de la clinique de La Fougère Fleurie. Gilson m’accueillit comme si nous ne nous étions pas vus depuis dix ans. Ça en faisait bientôt douze. Après m’avoir demandé des nouvelles de ma famille, s’être informé de l’hôtel où j’étais descendu – excellent établissement - et de mes éventuels projets matrimoniaux – non, toujours rien vraiment ? – il me permit enfin de voir Lord.
Comment vous dire ? Lord rayonnait d’un tel éclat qu’un artiste aurait aisément pu s’en inspirer pour peindre une Transfiguration. Après quelques mots de courtoisie et une invitation à dîner le soir même, Gilson nous laissa. Comme le temps s’y prêtait, nous sortîmes faire quelques pas dans le parc. Après les banalités d’usage, je m’enquis de ce brusque revirement de situation.
— Tu connais ma fascination pour le regard des êtres, répondit Lord. Mes interrogations perpétuelles sur l’origine de cette merveille de la création qu’est l’œil. Eh bien… comment te dire ? J’ai rencontré ici une femme dont le regard m’a envouté. Subjugué. – Il marqua un temps - Richard !
— Oui.
— Ça y est !
— J’en suis fort heureux. Et puis-je savoir ce qui est ?
— J’aime.
Mon sang ne fit qu’un tour comme on dit dans les romans de gare. Je m’emportai.
— Et c’est reparti ! Ne me dis pas que cette garce de Liliane occupe encore tes pensées. Ne me dit qu’elle t’a relancé jusqu’ici. Elle n’a qu’à faire comme son modèle, ton Ophélia en plastique, courir se foutre dans le premier cours d’eau venu et basta.
Lord poussa un profond soupir d’exaspération. Il me désigna un banc et m’invita à m’asseoir. Avec son index dressé et ses gros yeux, il me rappelait cet instituteur courroucé qui avait terrifié mes dix ans. Après un claquement de langue exaspéré, il m’enjoignit, avec le maximum de tact dont il était capable, de fermer ma gueule. (sic). J’obtempérai.
— La femme dont je vais te parler et la créature la plus merveilleuse qui n’ait jamais parcouru le monde. La reine des fées, à côté ? Une souillon. À l’instant même où j’ai croisé son regard, je me suis senti perdu à jamais. Tiens ! Tu vois Merlin, Viviane, la tour de vent, tout ça ?
— Mouais, répondis-je d’un ton maussade. Il m’arrive d’avoir quelques lettres moi aussi.
— Elle est belle, mais belle. Sa grâce, sa candeur, l’ourlet délicat de son oreille, l’or de sa chevelure, et surtout l’éclat merveilleux de ses yeux d’émeraude. Ces…
Et Lord continua d’énumérer les qualités ineffables de cette dulcinée toute fraîche tombée des cieux. Ce faisant, il passait sans transition de l’emphase la plus pesante à la mièvrerie la plus consternante. Dieu ! Que l’amour rend niais. Bon ! En attendant, il avait l’air heureux. N’était-ce pas là le principal. Cependant, je dois confesser qu’à la quatrième description de son regard, une sorte d’écœurement me submergea. Et puis de toute façon, il était presque l’heure de dîner. Je tapai dans mes mains.
— OK ! Ça va, j’ai compris. Je ne suis pas sourd et il me reste encore quelques neurones. Dis-donc ! T’as pas soif, toi ? Après cette péroraison. Et puis Gilson nous attend. Allez ! Roméo ! Tu me vas me présenter ta Juliette. Une image vaut mille mots. Yallah !
Et je repris le chemin de la clinique ; presqu’en courant dois-je préciser. À cette heure, j’étais totalement inconscient de ce qui m’attendait.
Gilson nous reçut dans un petit salon réservé aux visiteurs. Un peu plus coquet que le réfectoire pour ce que je pouvais en juger. Plus intime aussi. La table était dressée pour quatre. Vaisselle fine et bouquet de fleurs des champs. Je partageai un Martini avec Gilson. Lord, encore sous tranquillisants, se contenta d’un jus d’orange. Nous échangeâmes les banalités d’usage. Gilson consulta sa montre.
— Dites-moi, Lord. Elle n’arrive pas votre amie ? Rassurez-moi. Vous lui avez transmis l’invitation, n’est-ce pas ? Vous n’avez pas zappé ?
Lord ne répondit pas. Il inspectait le fond de son verre avec une attention suspecte. Une imperceptible inquiétude ombrait son front. Il demanda l’heure. Puis sans crier gare, il fit mine de sortir en maugréant un « Je vais voir ce qu’elle fait » blasé.
À cet instant même, la porte s’ouvrit sur la plus belle créature que j’eue jamais le privilège de contempler.
Le visage de Lord s’éclaira d’un sourire d’enfant. Il se redressa, fit une petite courbette, bredouilla, se redressa encore, indécis dans son comportement comme dans ses mots. Enfin, j’appris que l’élue de son cœur se prénommait Esther.
Nous nous mettions à table lorsqu’on servit l’entrée. Esther est assise en face de moi, épaule contre épaule avec Lord. Gilson devisait de tout et de rien. Je n’écoutais pas. Je dévisageai la jeune femme avec une acuité désordonnée. Une sorte de créature virevoltante balbutiait des paroles dérangeantes à l’orée de ma conscience. J’étais obnubilé par le regard d’Esther. C’est à peine si me parvenait le bavardage lointain de Gilson. Je plongeais à corps perdu dans l’œil de la Vouivre.
Et soudain, une épiphanie transperça mon intellect. Je réalisai je ne sais trop comment que Lord, dans son panégyrique, n’avait jamais mentionné le sourire d’Esther. À aucun moment. Étrange élégie amoureuse qui tait le sourire d’une bien-aimée. Son regard, son regard, son regard. C’était tout ce qui comptait pour Lord. Les yeux de la Vouivre vous dis-je. Ces escarboucles qui, l’espace d’un instant, m’avaient fasciné au-delà de toutes mesures. Ce regard qui avait faillit me perdre comme il avait perdu mon ami.
Ce fut, je crois, mon cynisme naturel qui me sauva ce soir-là. Cette lucidité glacée qu’on me reproche si souvent me préserva du regard de la gorgone.
Esther avait un bec-de lièvre. Et Lord, éperdu d’amour, ne le voyait pas.
* Allusion à une chanson de Nilda Fernandez. Mes yeux dans ton regard.