La zizanie (Vegas sur sarthe)

 


A voir la mine défaite de Germaine j'ai compris qu'il était revenu mais c'est plus fort que moi, j'ai quand même posé la question : « Le prédateur est revenu, hein ? »
Germaine a confirmé « Oui, il est revenu »
« Je suppose que c'était pour la même chose ? »
« Oui, toujours la même chose »
« Et ça c'est passé pareil ? »
« Tu sais, c'est bien orchestré, ils ne dévient pas d'un poil ces types là »
Je savais comment ça se passait mais je demandais toujours : « C'était pareil comment ? »
« J'te l'ai déjà dit, il entre, j'monte sur la chaise de la cuisine pour attraper la boîte à sel en haut du buffet»
« Et tu lui donnes le sel ...»
« Non, il a dit que le sel ça vaut plus rien depuis qu'c'est produit à grande échelle »
« C'est nouveau ? Il faut une grande échelle pour récolter le sel maintenant ? Et après ce bobard, il fait quoi ? »

«Y m'regarde un peu et y repart »

J'ai haussé le ton : « Il est pas fatigué de te regarder monter sur cette chaise depuis le temps ? Je me demande s'il n'en pincerait pas pour toi et si j'vais pas le signaler à sa hiérarchie. Balance-ton-gabelou, c'est pas fait pour les chiens !»
Germaine a eu l'air surprise de cet accès de jalousie : « C'est pas utile. Y fait ça aussi chez les Martinet, chez les Trotte-Queue et même chez la mamie du 5ème »
«Il monte les 5 étages jusque chez la p'tite vieille ? Mais elle a au moins 80 ans»

« 82 ans l'mois prochain ... »
« Et il force aussi la vieille à monter sur une chaise ? »

« Non, il lui dit qu'c'est pas la peine. C'qu'il veut c'est la madeleine »
« Madeleine ? Qui s'appelle Madeleine ? »
« Non … il prend une madeleine dans sa boîte à madeleines et il s'en va »
J'en reste abasourdi : « Et chez les Martinet, c'est la même chose ? »
Germaine hésite : « J'ai essayé d'savoir mais y sont pas très causants. J'sais même pas s'ils ont les moyens d'avoir une chaise de cuisine »
« Et chez les Trotte-Queue ? Y sont pleins aux as les Trotte-Queue »

Germaine a un petit rictus : « Oh chez eux, c'est Madame qui s'empresse d'ouvrir la porte et la collecte dure un sacré moment, à croire que les chaises sont bancales ou qu'ils fabriquent des madeleines de contrebande »

«Tu vois Germaine, tu m'ôteras pas de l'idée que cette histoire de gamelle c'est juste pour arnaquer les braves gens »
« Gabelle mon chéri, pas gamelle … y disent gabelle à la T.S.F. »
« Ouais, c'est des excréments de langage tout ça, juste pour nous embrouiller ! C'est comme leur histoire de caisse de retraite départementale … tu sais à quoi elle ressemble toi la caisse de retraite départementale ? Et l'âge charnière … t'en as déjà vu des âges charnières ?»
Germaine cherche un peu : « Y'a bien une caisse avec des charnières chez la mère Delevoix, la concierge mais ... »
« Laisse tomber Germaine, tout ça c'est de l'enfumage »


Germaine s'approche de moi pour chuchoter comme si nos minces cloisons étaient sur écoute : « T'sais pas qu'le fils Troquet a fait l'concours pour devenir collecteur ? »
« Le fils Troquet ? Mais il est déjà employé à La Belle Jardinière»
« Tout juste. Parait qu'c'est nouveau, ça s'appellerait le cumul des mandales»
« Le cumul des mandales ? Justement Germaine, y'a des claques qui se perdent au gouvernement »
« T'énerves pas chéri, les Martinet disent que le régime de Vichy va mettre son grain de sel dans tout ça»
Je m'emporte (c'est rare mais après je me rapporte) : »On en reparlera de leur régime à l'eau minérale ! Tiens, sers-moi plutôt un ballon de Côtes du Rhône avant que ton obsédé ne vienne le collecter ! »
Je fronce les sourcils et j'ajoute : « Au fait, le tonnelet de Côtes du Rhône … ne le mets pas en haut du buffet de cuisine, il sera mieux par terre»


Germaine vire au rouge cramoisi, façon Bordeaux : « Qu'est-ce que t'insinues ? Que j'mets les choses en hauteur pour que ce type mate mes cuisses ? »
J'ai pas envie de Paul et Mickey comme disent les chansonniers à la T.S.F.
Je reviens à des considérations plus terre à terre : « Tu vois Germaine, tu m'ôteras pas de l'idée que cette histoire de gamelle c'est juste pour foutre la zizanie dans les couples »
« Gabelle Bon Dieu, pas gamelle »
« C'est bien ce que je disais … la zizanie »

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Les gabelous de Carry le Rouet (Ilonat)

 


Pour sûr que je m’en souviens, du jour où les gabelous de Carry sont venus arrêter mon père. Quelle soirée terrible ! Papa revenait juste de la pêche et ils sont arrivés comme ça, avec leur uniforme, leur tricorne et le grand sabre qui leur battaient les bottes. Ma mère était terrorisée, moi je pleurais bien sûr, mais qu’est ce qu’on pouvait faire ?
Mon père avait beau leur expliquer qu’il n’était pas contrebandier, qu’il avait juste acheté ces deux livres de sel pour saler ses poissons, qu’il n’avait pas assez d’argent pour l’acheter à Martigues, ils n’ont rien voulu savoir et ils l’ont jeté en prison. Pour deux livres de sel !
Maman m’a expliqué plus tard. Le sel, on était obligé de l’acheter au Grenier du Roi, à un prix impossible. C’était une sorte de taxe, un impôt du Roi. Mais les Seigneurs et les gens d’Eglise n’avaient pas à le payer.
Alors il y avait des gens, des contrebandiers, qui avaient réussi à s’en procurer à la Saline, pour le revendre à des prix raisonnables,  à ceux qui en avaient besoin.
C’est un camarade de mon père, M Georges, qui avait aussi une barque de pêcheur,  qui lui  avait vendu ces deux misérables sachets. Les tortionnaires de la Gabelle ont dû lui faire subir des supplices pour qu’il avoue qui étaient ses complices ….  Après, ils l’ont envoyé aux galères et mon père s’est retrouvé en prison.
Qu’est ce que je pouvais faire moi, quand ils sont venus, petit comme j’étais.
Maintenant, j’ai douze ans, j’ai bien compris qui ils étaient, ces gabelous, et avec mon camarade André, on leur a préparé un tour, pour leur faire passer le goût du sel.
Nous n’étions pas assez grands ni assez nombreux pour nous révolter, comme on m’a dit qu’ils l’avaient fait du côté d’Arles, mais on pouvait quand même essayer quelque chose…
Alors, nous sommes allés  trouver M Bourjut, qui savait lire et écrire et qui n’aimait pas beaucoup les gens du Roi. On l’avait embêté parce qu’il était de la religion réformée…
Il nous a fait une petite lettre, à peine quelques mots, que nous avons déposée pendant la nuit devant la porte du Commis.
Il nous l’a lue, c’était écrit : « Monsieur le Commis du Roy ; je tiens à vous signaler que j’ai aperçu des individus qui ont débarqué Dimanche soir sur la plage de Saussey. Ils ont transporté de grands sacs qu’ils ont ensuite entreposés derrière la grange du Mas des Garrigues (façade Nord). Nous vous signalons respectueusement ces faits, pour que la Loi soit respectée, comme de bons et fidèles  serviteurs du Roy »
Bien sûr, ce n’était pas signé, et nous avons soigneusement préparé notre coup.
Le mas des Garrigues, c’était la maison de M Georges, l’ami de mon père, mais personne n’y habitait plus.  Depuis qu’on l’avait envoyé aux galères, toute sa famille était partie à Marseille où sa femme avait réussi à trouver du travail, comme blanchisseuse.
Avec mon copain André, nous connaissions bien les lieux car nous y allions souvent chasser des merles avec un lance pierres.
Derrière mur de la grange, du côté Nord, il y avait une grande fosse à purin,  profonde, et qui s’était remplie à ras bord depuis les dernières pluies d’Octobre. Nous avions bien failli y tomber un jour, parce que ses bords étaient cachés par un épais fouillis de ronces.
C’est la qu’on a trouvé l’idée. On est allé chercher quelques branches dans la garrigue, qu’on a recouvertes de branches plus fines, de ronces, de genets, avec une dernière couche d’herbes, d’un peu de terre et de feuilles séchées.
Et le Mardi suivant, après qu’on ait déposé la lettre, ça n’a pas manqué !
Un autre camarade de Carry nous avait avertis. On s’est postés en haut du petit tertre, en face du Mas, sous un chêne vert, et on les a vus arriver. C’étaient les mêmes qui avaient arrêté mon père, sept ans plus tôt.
Ils s’étaient  installés à Carry parce qu’on leur avait confié la charge officielle de Commis.
Ils s’avancent vers le Mas, avec leur mousqueton tout prêt, pointé sur la maison, ils appellent deux ou trois fois : Holà ! Holà ! Holà ! Personne ne répond, bien sûr. Ils font un petit tour des bâtiments, et se dirigent vers la vieille grange.
Ils savent que c’est là, dans cette encoignure du mur exposé au Mistral qu’ils vont découvrir l’objet du délit... Ils s’avancent encore, l’un d’eux désigne les grosses pierres que nous avons empilées devant l’anfractuosité. Ils s’avancent précautionneusement, car il leur semble que le sol est un peu meuble sous leurs pas, mais ils ne vont pas abandonner aussi près du but.
Et patatras, les voilà  qui basculent, agitent les bras et disparaissent  dans la fosse!
De notre observatoire, avec André, nous éclatons de rire en nous tapant sur l’épaule. Nous avons gagné !
Ils ont quand même réussi à s’en sortir…
Mais quand ils ont été obligés de traverser notre village,  couverts de boue et de purin et tout le monde riait sous cape en faisant mine de s’apitoyer :
« Hé bien,  messieurs les Commis, qu’est ce qu’il vous est arrivé ? Ce sont des contrebandiers qui vous ont arrosés ? »
Avec André nous n’étions pas peu fiers, et je raconterai tout cela  à mon père lorsqu’il reviendra. On nous a dit que ce sera pour bientôt, avant Noël.
Quand aux deux gabelous, ce n’est pas de sitôt qu’ils reviendront sévir près de chez nous….

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Viens, je te paie impôt (joye)

Il s’appelait Vincent, un grand gabelou, beau musclé, le genre de gars dont le souvenir de ses murmures peut vous tenir au chaud la nuit…

Nan, c’est pas mon genre. Je recommence.

Tata Tatou fut taxée de prendre le taxi détaxé…

Nan, si je continue, j’aurai certainement des ennuis de syntaxe.

Je recommence.

C’est Jean François de Nantes, ouais, ouais,

Gabier de La

mince, quel était le nom du navire ? Fringante ?  J’oublie. 

Je recommence.

Clark Gabelle…

Nan. J’arrête mon cinéma.  Je recommence.

Tiens, une inspiration d'honneur, volée ailleurs

 

Gaby le gabelou

Alla faire coucou

Au voisin banlieusard

Et devint gabeloubard

En lui piquant sa Bonne Maman

Qu’il mangea goulûment.

Hélas,

Ce dégueulasse

Fit crise, savez-vous,

Au square Ambiorix

Où, lors d’une rixe,

Il devint…gabelou-garou.

Moralité :

Celui qui pique à la cave

Sera taxé grave.

 

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Un paysage magnifique par bongopinot

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Sur le sentier des Gabelous

J’ai rencontré un clou

Planté sous mon soulier

Il m’a fait mal au pied

 

Je me suis assise sur un rocher

Pour enlever ce clou rouillé

Puis j’ai repris ma route

Je suis passée sous une voûte

 

Formée par de drôle d’ombres

Sous le frileux soleil de décembre

Et j’ai continué à suivre la piste

Et j’ai croisé quelques cyclistes

 

J’ai suivi sans arrêt mon chemin

Car le ciel devenait vilain

Un brouillard blanchâtre fait d'embruns

Aidait la mer à former son écrin

 

Un paysage merveilleux s’ouvrit à moi

J’ai stoppé malgré la pluie et le froid

Ce moment à classer au registre du sublime

Je l'écris pour que ça ne se perde pas dans l’abîme

 

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En roue libre, ça ne manque pas de selle non plus ! (Joe Krapov)

200101 Nikon 042

Le gabelou arpente le sentier des douaniers. S’il trouve des gars chelous en bande ou contrebande il leur file une danse ou une contredanse. On appelle cela du grabuge et on le signale au gradé gras du bide et relou qui porte le nom de «Chef».

Seul le gabelou provençal joue du galoubet car les gabelous bretons sonnent de la bombarde comme tout bon barde qui se respecte mais pas les oreilles des autres.

Le gabelou se prend parfois pour Clark Gable ou Jean Gabin, plus rarement pour Greta Garbo mais tout le monde sont libres on fait tout qu’est-ce qu’on veule surtout si c’est de manière lâche.

En dehors de ses heures de service un gabelou peut chanter «Fanny de Laninon» avec les Gabiers d’Artimon ou acheter très cher aux enchères la gabardine d’Eddy Constantine.

Par contre, comme il est tenu au devoir de réserve, il n’a pas le droit de dénoncer comme étant de la gabegie le montant de la retraite d’un sénateur français : près de deux mille euros pour seulement six ans de mandat. Alors que lui obtient plus de points de côté que de points de retraite et qu'à force d'être sur les dents il voit reculer tous les jours l'âge pivot.

Tout comme Jacques Dutronc, le gabelou aime les filles. Surtout les filles bien galbées qui portent un galurin et boivent des galopins. Mais il se fiche de savoir si le prénom de Gorbatchev est Mikhaïl ou Iouri et ne se demande pas quel est le gabarit du viaduc de Garabit. Il connaît encore moins que moi les accords de «The Sheik of Araby» mais il sait que les Beatles ont chanté ça.

Le gabelou l’été monte le Galibier alors que ce chien félon de Ganelon préfère escalader le Canigou.

Quand le gabelou ne sait pas s’il préfère Linda ou Emmylou il les écoute chanter en duo.

La Grand-mère de Martine Aubry disait : «Quand il y a du gabeflou c’est qu’il y a un gabelou ou alors qu’il est temps d’aller chez Afflelou».

Pour gagner sa vie le galibot va au charbon, Gaby Morlay fait du ciné, Brigitte Lahaie des galipettes sur cent dix mètres.

Le général Gamelin ne jouait pas de la flûte pour débarrasser une ville du Nord de ses rats et de ses enfants.

Alors que la gabelle de Cadix a des camaïeux de velours on ne sait toujours pas si le «Gaby oh ! Gaby» de Bashung a été composé à Gembloux un jour qu’il était soûl mais ce n’est pas grave : tout le monde s’en fout.

Vous avez quelque chose d’autre à déclarer ? Oui : un ange Gabriel, une tapisserie des Gobelins, un maréchal Goebbels, un Arthur de Gobineau, un grand blond avec une chaussure noire, «La Gamberge» de Jean Yanne, «La Gambille» de Guy Béart, une viole de gambe d’avant #metoo, un putain de ta race de gloubi-boulga , un désert de Gobi lointain, un genre d’Henri Guybet, un grand bellâtre et un belou gay qui trafiquent du beluga, un gibbon du Gabon, une gerbille de Gambie et un raton-laveur.

Voilà, c’étaient les krapoveries de la semaine. Vous avez le droit de protester dans la zone de commentaires sur le mode «Tu nous la bailles gabelle, Joe Krapov !».

P.S. «Je ne suis pas un imbécile [puisque] je suis gabelou», ça le fait beaucoup moins que dans le sketch de Fernand Raynaud. 

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Suzanne (Pascal)


Elle trimait dur derrière le comptoir d’un bistrot de la basse ville. Pauvre fille, elle ne comptait pas sa peine, ses heures, ni les quolibets des alcoolisés qui l’emmerdaient à longueur de nuit. « Hé, Suzanne, va te regarder dans une glace !... Ne sors pas dans la rue, tu ferais peur à une armée de zombis !... Ha, ha… » ; « Ben, c’est pas toi qui défilerais dans un cortège de mode !... » ; « Premier prix de mocheté !... » ; « Tu t’es peint la bouille avec un seau à charbon ?... Ha, ha !... ».

Malgré son maquillage et les masques changeants des ombres des faibles éclairages, c’est vrai, elle n’était pas franchement jolie, Suzanne ; la fée beauté avait dû épuiser ses enchantements de belles frimousses sur les nouveaux-nés d’avant elle, pour que la sienne soit si peu avenante.
Plus que par charité chrétienne, le patron, un arrière-petit-fils Thénardier, sans doute, s’était dit que dans les lumières tamisées du bar, tous les chats sont gris, et que pour une éventuelle augmentation, si elle venait à la réclamer, il lui rappellerait bien vite son triste physique…  

Mal fagotée dans des fringues sans relief, les choses de la séduction, ce n’était pas son fort. Les hommes, elle connaissait, oui, de loin, surtout ceux qui passaient leur cruauté sur elle. Les vagues revenantes de ces méchancetés gratuites semblaient glisser sur elle ; vaille que vaille, elle maintenait son rictus souriant sur la ligne de flottaison de son visage ; elle se disait : c’est parce qu’il est soul qu’il dit ça, pour alléger son purgatoire.
La vie, c’est une école, et jamais on ne sort de la cour de récré. Il y a toujours des grands pour taper sur les petits, des jaloux pour soupçonner et des méchants pour emmerder les gentils…  

La rumeur aidant, elle était devenue l’attraction de la rue ; certains disaient qu’elle était la fille illégitime de deux célébrités du cirque Barnum ; les autres, qu’elle avait eu un accident de poussette quand elle était nourrisson, enfin, des conneries du genre.
Avec toute cette médisance publicitaire, le patron se frottait les mains. Pour rajouter au mélo et profiter plus encore de la situation, au milieu des consommateurs, de temps en temps, tel un dresseur de gargouille, il braillait : « Suzanne !... Va nettoyer les chiottes !... Il y en a encore un qui a dégueulé à côté !... » ou bien : « Suzanne !... Remonte deux caisses de bière de la cave !... » ou bien encore : « Suzanne !... Va donc vider ces cendriers !... Suzanne !... Dépêche !... Suzanne !... Prends la commande de ces trois attablés !... Tu sortiras les poubelles et quand les éboueurs passeront, ne reste pas à côté, ils pourraient te prendre !... Ha, ha !... ».

Bien sûr, ces ragots venimeux de voie publique étaient arrivés jusqu’à nos oreilles de bambocheurs émérites ; il se disait qu’elle boitait, qu’elle avait un œil de verre, presque plus de cheveux et des verrues plein les mains ! Entraînés par les uns, persuadés par les autres, je me devais d’aller voir cette « attraction » nuiteuse.
Dans la bande, on avait un toulonnais, un costaud, façon nounours faux débonnaire ; son accent de gardien du stade Mayol, ses gros yeux, ses gros bras, ses croquenots, taillés pour recevoir du quarante-huit fillette, ça éteignait le plus souvent les débuts de bisbille.
Quand il prenait une colère, il ne fallait pas se trouver sur son chemin ; d’un seul poing, il pouvait composter son adversaire et le renvoyer jusqu’à son département de naissance.
Ceci explique cela, c’était le « vago » du bord. Ses parents bossaient à la Poste de Toulon ; sa mère était même « receveur principal », autant dire qu’elle faisait la pluie et le beau temps aux PTT. Alors, naturellement, le fils dans la marine, il était vaguemestre…  
Nous, on l’appelait Belou ou Balou, parce qu’il était un grand amateur de miel, surtout celui dans le Chouchen ; depuis qu’il avait découvert ce doux breuvage, il en faisait une consommation d’ours bien léché…

Comme si une représentation était en cours, il y avait du monde quand on est entrés  dans le bar ; mélange d’ombres et de silhouettes imprécises, c’était une foule inconsistante et disparate se mouvant aux aléas des entrées et des sorties, des coups à boire et des exclamations ponctuant des discussions. De temps en temps, on entendait un : « Va te cacher, laideron !... », et tout le monde riait en chœur, comme dans un spectacle où l’auditoire échangerait avec la scène.
Bizarrement, cela ne nous faisait pas rire ; peut-être n’étions-nous pas assez bourrés, peut-être devions-nous nous intégrer plus au contexte pour apprécier ces boutades entre la scène du comptoir et ce pseudo-public. « T’es moche comme un pou !... ». Un « ha, ha, ha » général répondit à ce brocard malveillant.
Mais non, on n’arrivait pas à se dérider d’un seul sourire ; je regardais mes potes et on avait les même grimaces qui disaient « Mais qu’est-ce qu’on fout ici ?... ». Aussi, je me disais que s’ils s’étaient moqués, eux aussi, ils n’auraient pas été mes potes ; je savais qu’ils pensaient la même chose. Très vite, comme si nous voulions connaître le dénouement de ce mauvais numéro, nous ne restâmes plus que deux, Balou et moi…

Dans un recoin de son bar, le patron, tout content de sa poule aux œufs d’or, se frottait les mains en recomptant ses billets. Enfin, nous arrivâmes à nous poser le long du zinc…
Non, elle n’était pas si désagréable que cela à regarder, Suzanne. Au contraire, ce qui pouvait paraître vilain, pour ceux qui visent le standard de la beauté, lui donnait un charme personnel, pas désagréable du tout. Allez me chercher quelqu’un qui possède l’universalité, la vérité vraie de ce qui est beau et de ce qui ne l’est pas ! On dissertera !...

Sa dégaine fatiguée, son visage renfermé, ses gestes ouvriers, cela ne venait pas d’elle mais de ceux qui la conspuaient à l’habitude. Rappelez-vous de la cour de récré. Il me semblait que son aura croûteuse était son fragile blindage. Bien sûr, des salves de lazzis assassins traversaient cette si fine carapace… « À boire, mocheté !... », « Presse-toi, la guenuche !... ». Quand ils jetaient quelques pièces sur le comptoir, en guise de pourboire, ils ne pouvaient pas s’empêcher de rajouter : « Hé, boudin !... Va te refaire une beauté !... Y a pas assez ?!... T’as qu’à économiser !... Ha, ha !... ».  
Les méchancetés qu’on lui balançait me raidissaient ; à la tension palpable à côté de moi, je sentais mon pote dans le même état de rébellion que moi. Pourtant, défenseurs de la veuve et de l’orphelin, des faibles et des opprimés, ce n’était pas indiqué sur notre étendard de sortie nocturne. Trop occupée à toutes ses tâches laborieuses, sinon avilissantes, elle ne nous remarqua même pas…

Pour me démarquer ou pour faire comme si je la connaissais, je l’appelai « Suzy » ; déjà, ça enlevait le « âne » à son prénom… J’appelai fort pour me singulariser encore plus ; comme s’il n’y avait que Balou et moi qui puissions le voir, d’un revers de manche, elle essuya ses larmes ; vaguement inquiète, elle s’approcha de nous…  
Tout à coup, gentiment, Balou lui réclama la bise du bonsoir en lui montrant sa joue ; pour ce faire, il avait plié son bras, et je me souviens que son biceps avait triplé de volume.
Quand notre Belou s’embarque dans une croisade, quand il s’investit autant, quand plus personne ne peut le raisonner, il vaut mieux s’écarter et se taire ; il est comme un taureau obnubilé par les boutades adversaires ; empathique, les railleries lui sont dorénavant adressées, les sarcasmes le percutent, les persiflages le hérissent. Si, aujourd’hui, il était tranquille, depuis gamin, il savait tout des choses de la difformité, des moqueries et des mises à l’écart…

Elle s’approcha de lui en se demandant bien à quelle sauce elle allait encore se faire dévorer. Elle s’appliqua en posant ses lèvres sur la joue de mon pote ; à cet instant, de sa petite voix, le silence général murmurait : « Ne me fais pas mal plus que je souffre déjà… ».  
Tout aussi gentiment, il réclama un Chouchen, en tournée générale, à lui et à moi… Un moment, libérée du joug de l’opprobre, ou jour de gloire, Suzy se pressa avec une gestuelle superbement aérienne, en allant récupérer la bouteille sur une étagère…

Dans un équilibre instable, l’ambiance hypocrite était trop retenue. Le calme avant la tempête : oui, c’est comme cela que j’appréhendais le moment. Les autres buveurs étaient comme des nuages d’orage hésitant à faire tomber leur rincée ; pas de la dernière pluie, la grimace en coin, le patron du boui-boui se grattait la tête en se disant que cela allait bastonner dans pas longtemps.
Pour dire comme il ne faisait pas bon, je vis même un sourire sur le visage de Suzanne ; non pas un sourire de vengeance, mais un sourire de bien-être, un sourire de grande volupté éphémère, un sourire divin, celui qu’on se rappelle toute une vie…

Coup de tonnerre !... Puisqu’il fallait que cela arrive, du fond de la salle, on entendit distinctement : « Hé, la laideur, apporte-moi une autre liqueur !... ». Pas de chance pour lui, comme il n’avait rien vu et rien entendu, il était encore dans la dynamique des autres mauvais drilles participant au grand concours de la méchanceté gratuite ! Ce fut l’étincelle allumant le baril de poudre, la goutte qui fit déborder le verre…
Dare-dare, la plupart des consommateurs s’évacuèrent par la petite porte d’entrée !... Ha, ha !... C’est fou comme il passe des gens par un minuscule espace quand ça chauffe l’enfer à leurs miches !...

Prenant une bouteille au hasard dans la vitrine, c’est Balou en personne qui alla le servir ; sans se détourner des tables et des chaises, il était comme une vague géante de tsunami dévastant tout sur son passage. Tu parles, l’autre, il ne pouvait pas s’imaginer que ces quelques mots de trop seraient la paille qui allait le relier, pendant un long moment, entre sa soupe et un coin de sa bouche ! Oui, la bouteille, si elle n’était pas de liqueur, il la prit en pleine poire…
J’ouvris le tiroir-caisse bien garni ; je ramassai tous les biftons et je regardai dans les yeux le patron blotti dans un coin. « Dédommagement ?... », lui dis-je, en levant le menton vers Suzanne. Il hocha la tête parce qu’il savait qu’il avait été trop loin…  

Sirène de flics, cris dans la rue, pétarades de semelles courant sur le goudron, il était temps qu’on décarre. « Viens, Suzy, on t’emmène !... », cria le nounours Balou !... Le ton était si impérieux, les événements si rapprochés et si tumultueux, que la fille, choquée par tout ce ramdam, nous suivit sans broncher. Une fois dehors, comme les contes de fées, ça n’existe pas, elle ne se transforma pas en princesse charmante mais, nous, cela nous fit un bien fou, cet air de liberté sans compromission.
« On t’emmène chez toi… », professa Balou tandis que je remplissais son sac à main avec la poignée de biftons. « Demain, à dix-sept heures, on ira voir mes parents ; je te présenterai, ils te trouveront bien une place au tri ou à un guichet de leur Poste !... ».
Suzy était sur un nuage ; elle n’arrêtait pas de rire et de pleurer en même temps. Elle se plaça entre nous deux, elle nous prit à chacun le bras, et nos pas étaient légers, légers, légers… Nous arrivâmes devant son vieil immeuble ; Balou oblitéra le rendez-vous du lendemain ; avec des « merci » à répétition, elle nous serra dans ses bras puis elle disparut sous le porche…  

Sur le chemin du retour, on marchait fièrement comme deux chevaliers en retour de bonnes actions. Je n’ai jamais su si c’était pour rire ou s’il était sérieux, mais il dit, avec son bel accent varois : « En tout cas, avec la langue qu’elle a, elle pourra toujours recoller les timbres… ».  Il était comme ça, le gars Belou…

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Participation de JAK

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Photo  carte postale douaniers vue sur http://champ.delette.free.fr/douanes/valletd_006w.jpg

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Gabelou toi vouloir des sous (Kate)

 

Gabelou

Petit marlou

Chelou relou

Toi y'en a vouloir des sous !

L'argent

Pourtant

Ne fait pas le bonheur

"Celui qui a dit ça est un sacré menteur !"

Fernand

Au temps du noir et blanc

Expliquait tout

Sur le gabelou

Pas bête du tout

Sur la pluie et le beau temps

Et les pauvres paysans

C'était au temps

Du petit écran

Où l'on chantait

En mai

"Ohé, ohé, Pompidou

Pompidou navigue sur nos sous !..." (*)

Dime gabelle

Octroi

Trois mamelles

Pour le roi

C'est la loi

Les maires de la ville

Edile après édile

Ont conservé

Cette empreinte

Du passé

octroi

Parfois isolée

Ou enchâssée

Celle-ci plantée

Dans le labyrinthe

D'immeubles désenchantés

Sur l'antique route Paris Perpignan

À deux pas de l'ouvrière cité

Où vivait Fernand enfant

Et qu'il n'avait jamais oubliée

Fils d'un caoutchoutier

De Clermont-Ferrand

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 (*) sur l'air d'"Il était un petit navire"

(photos de l'auteur, janvier 2020)

 

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F comme fraudeurzak (Adrienne)

Fraudeurzak, vous ne trouverez le mot au dictionnaire d'aucune langue. Il est formé du néerlandais "een zak" (un sac) et de "fraudeur": le sac d'un fraudeur.

Dans la jeunesse de mon arrière-grand-père - il est né en 1878 - on passait nuitamment la frontière française pour frauder du tabac. Il paraît que ce petit commerce était fort lucratif mais que mon arrière-grand-père avait trop peur du gendarme pour s'y adonner.

Dans les annales non-écrites de la famille, on se plaît à répéter sa phrase à l'intention de son épouse, après sa première expérience avec le fraudeurzak:

- Céleste, vraag mij dat nooit meer

Ne me demande plus jamais (de faire) ça!

Il se chuchote que Céleste, celle que sur les photos on voit l'air sévère, si droite et si digne dans sa longue robe noire au col montant, s'est chargée toute seule de la besogne.

Mais bien sûr, nous n'en avons aucune preuve. 

Et chacun sait ce que valent les légendes familiales... comme les autres :-)

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Edmond, Céleste et leur fille, ma grand-mère Adrienne, juste avant la guerre de 14

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